: Présentation
L’Histoire et l’intime, la fiction et la réalité, la tragédie et la farce
En portant à la scène Maintenant ils peuvent venir, un récit bouleversant d’Arezki Mellal, Paul Desveaux réalise un spectacle magnifique et d’une grande fidélité à l’oeuvre de l’écrivain algérien.
la subversion par la littérature
échappera toujours aux politiques
Le roman d’Arezki Mellal (un pseudonyme
derrière lequel il se protège) paraît, pour la
première fois, à Alger en 2000, aux Éditions
Barzakh. L’Algérie est encore sous état de
choc, meurtrie par la vague de terrorisme
islamiste qui frappe le pays depuis plusieurs
années. Maintenant ils peuvent venir, c’est un
cri de révolte. Arezki Mellal, qui jusqu’alors
avait surtout écrit de la poésie, des nouvelles,
des scenarii, produit ce premier
roman dans l’urgence, en proie à une terrible
indignation : « J’ai des amis qui ont pris les
armes. Moi, j’ai écrit. Il le fallait. Ce que
j’avais à dire, c’est ça. Je voulais interpeller
les gens sans parler de politique. On a vécu
quelque chose de terrible. Et on l’a vécu
dans la chair. Il fallait s’adresser à l’émotion.
Il fallait faire appel aux corps des gens. Les
plonger dans l’indicible. La subversion par la
littérature échappera toujours aux
politiques».
Sur le ton du simple constat
Le récit est rédigé à la première personne.
Sur fond de tourmente et de violence, d’embuscades
et d’assassinats, le Narrateur dont
on ne saura pas l’identité nous dit ses
errances sentimentales, parfois risibles, sa
quête improbable des femmes, de la Femme.
Il y a la Mère avec qui il n’a jamais réussi à
couper le cordon ombilical. Il y a Yasmina,
l’épouse imposée par la Mère, Lilia la petite
Kabyle délurée. Il y a Zakia, "la fée", l’amour
impossible… Et aussi, Safia, l’enfant, "sa"
Princesse. Dans la destinée du Narrateur,
l’Histoire et l’intime s’entremêlent : « Le fatum
le poursuit. Nous sommes dans la tragédie
au sens antique ». Pourtant, ce qui lui arrive,
le Narrateur le raconte sur le ton du simple
constat. Lucide, jusqu’au bout. Jusqu’au
bout, lucide. Pour lui, "je" est "un autre". C’est
dans cet espace-là que se situe l’écriture
d’Arezki Mellal.
Alchimie
En France, où les éditions Actes Sud vont le
publier à leur tour, le roman d’Arezki Mellal
aura le même impact qu’en Algérie. Artiste
associé à l’Hippodrome de Douai, Paul
Desveaux fait partie du comité de lecture.
Pour le jeune metteur en scène, c’est l’opportunité
de découvrir des auteurs contemporains
de langue française. Il lira les pièces
d’Arezki Mellal, puis son roman qu’il décide
de mettre en scène : « C’est une écriture
qui se dit, peut-être, du simple fait que ce
soit écrit à la première personne ». Paul
Desveaux rencontrera Arezki Mellal, l’homme
discret : « Lors de notre premier entretien, il
m’a surtout écouté. Il y eut chez lui d’abord
un silence de dix minutes ! Ce silence était à
la hauteur de ce qu’a été notre rencontre par
la suite ». Entre Paul Desveaux et lui, Arezki
Mellal parle « d’alchimie».
Paul Desveaux demandera à Arezki Mellal de
faire lui-même l’adaptation scénique de son
roman: « Comme je voulais garder le souffle
de son écriture et qu’il n’était pas question de
tout transformer en dialogues, je lui ai fourni
un plan, une sorte de scénario ». Arezki
Mellal s’est volontiers prêté à cet exercice
littéraire: « Je n’étais pas dans la peau d’un
écrivain. J’ai fait l’adaptation en tenant
compte de la vision du metteur en scène car
Paul "voyait" réellement ». Pour passer de
l'écriture romanesque à l'écriture dramatique,
il fallut dé-construire et re-construire complètement
le récit : « Le narratif, le descriptif, ça
passait ou bien dans les dialogues ou bien
dans la mise en scène ». Certains passages
sont devenus des didascalies. D'autres, plus
lyriques, des monologues intérieurs.
L’émotion nous étreint
Dans le spectacle, comme dans le roman, l’émotion nous
étreint. Et ne nous lâche pas. Paul Desveaux a su reconstituer,
avec les moyens du théâtre, une réalité terrifiante. Il a su
restituer la matière romanesque, rendre la multiplicité des
énonciations du récit, nous faire entendre, chez Arezki Mellal,
ce que Barthes nommait « le grain de la voix ». Parce qu'il
aime ce qui est rapide au théâtre, il a travaillé sur les rythmes,
se servant de la lumière pour les fondus-enchaînés. Pour faire
sentir au spectateur les ruptures dans le temps, les changements
d'ambiance, il a joué avec les voix off, les sons, la
musique originale de Vincent Artaud.
Cinéphile, réalisateur de courts métrages, il a beaucoup utilisé
la vidéo, tournant des plans séquence en super 8. Cela lui
permet de traiter différemment les personnages féminins, qui
ne sont pas tous dans le même temps, qui n’ont pas tous le
même statut. Et, d’interroger le rapport de l’image au théâtre.
En contrepoint, il y a les scènes dialoguées, presque quotidiennes,
ce court moment de répit par exemple, chez l’oncle à
Rouiba, un petit paradis où le Narrateur, magnifiquement interprété
par Fabrice Cals, pourrait croire au bonheur… Juste
avant que le destin ne le rattrape et que la tragédie ne se
remette en marche. Inexorable.
Plus que jamais d’actualité
Aujourd’hui, Arezki Mellal, qui vit et travaille en Algérie, est toujours
menacé : « En Algérie, parler des terroristes est interdit.
La loi sur la concorde civile a été imposée, sans leçon tirée. Si
on invoque cette tragédie, on tombe sous le coup de la loi. On
risque la prison».
Pourtant, ce qu’il nous dit est plus que jamais d’actualité. Avec
la montée des intégrismes religieux de toutes sortes, un partout
dans le monde, c’est un drame universel : « Ce qu’il y a de
terrible dans la religion, c’est que l’on ne remet pas en cause
la foi, fait observer Paul Desveaux. Chez les plus grands théologiens,
il y a toujours une part de questionnement, une part
de philosophie.»
Chantal Boiron
La rencontre avec Arezki Mellal par Paul Desveaux
Il y a trois ans, j’ai découvert une pièce de l’auteur algérien
Arezki Mellal. Elle se trouvait dans la pile de tapuscrits que
m’avait envoyée Marie-Agnès Sevestre pour le Cercle de
Lecture à la Scène Nationale de Douai.
J’ai tout de suite été touché par l’intensité de son écriture, et
une amie m’a conseillé de lire son roman.
Je suis donc parti en voyage au Portugal avec Maintenant ils
peuvent venir dans mes bagages, et une nuit, j’ai plongé dans
le livre.
Cette lecture ne devait s’interrompre que quand je tournais la
dernière page de ce texte bouleversant.
Il y avait là la force du sujet, l’Algérie des années 90. Une écriture
à la fois douce et empreinte d’une grande violence. La
haine était absente des constatations politiques, laissant libre
cours à la réflexion du lecteur.
Je percevais ici l’intelligence d’un auteur qui avait suffisamment
de distance avec son sujet pour ne pas imposer de militantisme
mal venu.
Il m’avait transmis à travers son roman une large vision de
l’Algérie, et de la région d’Alger en particulier : une somme
d’expériences qui m’ouvrait les yeux sur un monde.
Quand l’auteur disparaît derrière ses écrits, s’efface devant la force de son livre, c’est une preuve indéniable qu’une oeuvre se révèle.
J’ai donc décidé de mettre en scène ce texte. J’ai rencontré
Arezki Mellal afin de lui expliquer mon souhait, et le processus
que je voulais mettre en place pour adapter son livre à la
scène.
Après avoir levé quelques inquiétudes, traversé quelques
silences, nous nous sommes mis d’accord sur le déroulement
des opérations.
J’ai marqué d’une pierre blanche le jour où a commencé cette aventure, car rares sont les rencontres qui ouvrent des portes par delà le théâtre.
Arezki Mellal vit et écrit à Alger.
L’histoire
Au commencement, il y a la mère.
Une mère infernale et tyrannique qui ne supporte
pas l’éloignement progressif de son fils.
Et puis, il y a Lilia, Yasmina, Zakia… autant de
femmes qui bouleverseront la trajectoire du
Narrateur. Car c’est une fable à la première personne,
et ce Narrateur est un personnage sans nom. Il
est une fenêtre ouverte sur un pays, un morceau
d’histoire.
Et c’est par le prisme de son regard et la force de
ses rencontres, Salah le communiste ou Ammi
Slimane le jardinier, que nous découvrons Alger
dans les années 90.
C’est un voyage intime et politique au coeur de
l’Algérie contemporaine. Une manière de regarder la
grande histoire par l’oeil de cet homme et de son
parcours intime.
De la page à la scène
Quand j’ai demandé à Arezki Mellal d’adapter
Maintenant ils peuvent venir, je voulais
conserver la qualité stylistique du roman.
La beauté de ce livre réside, entre autres,
dans la poésie des descriptions, l’extrême
humanité des personnages, ou encore dans
le récit très factuel de certains évènements.
Je proposais donc à Arezki Mellal de conserver la part d’écriture afin de ne pas tarir le coeur et l’essence de la pièce à venir. Tandis que, moi, je l’accompagnais dans la construction dramatique de notre futur objet théâtral.
Au cours de l’année 2006, nous avons intégré au processus d’adaptation les comédiens et mon assistante afin qu’ils puissent participer à l’élaboration des dernières versions.
Ce fût un travail passionnant. Nous nous
sommes confrontés à plusieurs reprises au
regard critique de notre équipe. À Limoges,
par exemple, pendant quelques jours au
mois de mars dans le cadre du festival des
Nouvelles Zébrures. Ou au Théâtre de la Ville
à Paris durant une semaine en octobre.
Il était important, pour moi, que mes partenaires
– acteurs ou collaborateurs – entrent
dans une discussion sur la forme à l’instar
d’un travail préparatoire. C’est eux qui
allaient manipuler ces mots, et leur faculté à
juger cette adaptation me semblait d’autant
plus légitime.
Au cours de notre dernière rencontre, nous avons conclu qu’il n’y aurait pas de version définitive avant l’expérience du plateau. Il était clair que seules la scène et les répétitions offriraient un juste équilibre dans le passage du roman au théâtre.
…et la mise en scène
Elle s’ancre dans la structure du roman. Je
dois retrouver sur le plateau la multitude des
énonciations : les grandes discussions et les
moments intimes, la part du souvenir et les
confrontations, les monologues.
Il existe tellement d’espaces et de temps différents
dans un roman…
Et tout d’abord, il y a ce « je » dont on ne
connaîtra jamais le nom. Car Le Narrateur
n’est pas un nom. Il est nous ou l’auteur. Et
finalement, nous ne saurons jamais. Il est un
autre… inconnu.
Arezki Mellal a le don de transcender le
regard intime et subjectif du Narrateur en des
photographies objectives et percutantes de
la société algérienne.
C’est sans doute parce que nous sommes
face à l’ambiguïté de ce parcours intérieur
que se révèle la complexité de la pensée
politique.
Et pourtant, ce n’est pas un manifeste, mais il
offre en filigrane le témoignage troublant d’un
pays lié à jamais à l’histoire de France.
L’Algérie ressemble parfois à ces parents ou membres de notre famille que nous ne voulons pas voir mais dont on ne peut s’empêcher de prendre des nouvelles. À ce territoire, nous serons toujours liés par le sang.
Et pour les personnages de cette pièce, il est
aussi question de territoire. Chacun cherche
dans les failles de ce pays une place, un
endroit où se mettre pour s’abstraire parfois
de sa petite et de la grande histoire. Il y a
des luttes, des conflits, des moments de rire,
des violences sous-jacentes ou avouées…
Tout un ensemble de rapport, d’échanges
que le texte et les corps se partagent.
Ainsi, depuis plus de six ans, je travaille avec
la chorégraphe Yano Iatridès. Ensemble nous
cherchons des gestes, un mouvement qui
pourrait enrichir l’essence de chaque histoire.
Ou comment donner une nouvelle perspective
à l’imaginaire du spectateur. C’est
une manière aussi d’accéder à l’infini de ces
âmes éphémères que sont ces soit disant
personnages.
Le grand avantage quand on adapte un
roman, c’est que les règles sont bousculées.
Nous passons, comme dans un film, d’un
plan à un autre sans crier gare…
J’aime l’idée que l’acteur par ses gestes, la
conscience de la parole ou d’une projection
cinématographique, nous emmène avec la
brutalité d’une caméra subjective à travers
ces différents plans.
C’est peut-être cela la force de l’acteur que
d’ouvrir, pour un temps donné, un monde. Et
nous permettre ainsi de partager une expérience
aux allures d’humanité.
Nous alternons sans cesse entre la fiction et
le réel. Car, au théâtre, il est tout à fait possible
de casser le temps de la fable et de
rencontrer ainsi le temps du spectateur.
C’est d’ailleurs, à cet instant, que le questionnement
des personnages rejoint celui du
public. Il n’y a pas plus de voile fictionnel
pour tenir à distance les problématiques de
l’histoire.
Alors, quand nous arrivons à la fin de cette histoire, nous refermerons l’espace scénique, comme nous refermons le livre, laissant à l’esprit du spectateur un moment pour comprendre les improbables faits qu’il vient d’entendre.
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