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Mahābhārata - Episode du Roi Nala

mise en scène Satoshi Miyagi

: Entretien avec Satoshi Miyagi

Propos recueillis par Jean-François Perrier et Yoshiji Yokoyoma.

Pourquoi choisir un texte emblématique de la culture indienne pour le transposer au Japon ?


Satoshi Miyagi : Depuis toujours, la culture japonaise est marquée par la mixité – comme le Japon est un archipel qui se trouve à l’extrémité du continent asiatique, beaucoup de peuples y ont accosté, et ont fini par s’y installer et y cohabiter, ne pouvant aller plus loin. Parmi toutes les cultures mélangées sur ces îles, ce sont les deux plus grandes civilisations asiatiques – chinoise et indienne – qui ont exercé la plus grande influence sur la culture japonaise. Par exemple, dans le Konjaku monogatari shū, recueil des contes de l’époque Heian (IXe-XIIe siècle), on trouve beaucoup de contes provenant du folklore indien. On y voit une Inde imaginée par des habitants de l’archipel de cette époque. J’ai alors essayé d’imaginer quel aurait été le Mahabharata s’il avait été introduit au Japon à cette époque. C’est ce qui m’a servi de première approche pour la mise en scène de ce grand texte. Dans ma recherche artistique, je réalise de plus en plus que chaque culture est l’hybridation de plusieurs cultures. Si bien que je pense, aujourd’hui, que même cette grande épopée, qui est considérée comme l’esprit même de la culture indienne, devrait être le fruit d’hybridations. Par exemple, dans le Nalacharitam que nous avons choisi, il y a un épisode assez étrange où la femme reconnaît son mari par le goût de la viande que celui-ci a cuite. Si un tel épisode a pu être un point culminant du Nalacharitam, c’est parce que des cultures de peuples plus anciens ou étrangers à l’hindouisme, ont été incorporées dans le Mahabharata. En un mot, ce que j’ai voulu dire par ce spectacle est que l’original n’existe pas dans la culture. En observant différentes cultures et oeuvres d’art dans le monde, j’ai vu qu’une culture ne peut pas se développer en « culture pure », sans influences extérieures. Toutes les grandes cultures et oeuvres d’art sont nourries par la rencontre et l’alchimie des éléments étrangers pour arriver à un tel stade de qualité et de sophistication. La culture ne se développe que par l’hybridation. Depuis plus d’un an, j’ai l’impression que le monde entier tend vers le nationalisme, à commencer par l’Asie de l’Est. Et le nationalisme se sert de la culture comme outil le plus utile. On commence par dire haut et fort que dans son pays il y a telle ou telle culture très originale, que l’origine d’une telle chose vient de son pays, ou que celui-ci est supérieur aux autres parce qu’il a inventé telle ou telle chose, etc. Ce mouvement est aussi dû à la mondialisation qui a creusé les inégalités économiques. Lorsqu’on n’a pas d’argent ou que l’on manque de confiance en soi, c’est normal de chercher à trouver une fierté dans son pays natal. Et les hommes politiques en profitent. Ce problème n’ira qu’en s’aggravant dans l’économie actuelle qui se mondialise de plus en plus chaque jour. À contre-courant, j’aimerais continuer à dire que c’est dans la diversité qu’il faut trouver la valeur. Je voudrais faire ressentir que c’est dans la cohabitation des choses qui semblent complètement étrangères qu’est la richesse, et c’est ça le plus amusant.


À l’intérieur de cette épopée pourquoi avoir choisi l’épisode du roi Nala, le Nalacharitam ?


D’abord parce que le Nalacharitam est une sorte de miniature de tout le Mahabharata. Dans celui-ci, les princes perdent tout au jeu, dont Nala qui y perd son pays. Alors pour les consoler, un moine leur raconte l’histoire d’un prince. Pourtant il y a une différence profonde entre le Mahabharata entier et le Nalacharitam : dans ce dernier, il n’y a pas de guerre. C’était un point important dans notre choix. Parce que les Japonais – ceux de notre génération du moins – sont quelque part les êtres humains les plus éloignés de la guerre dans le monde. Ils n’ont pas l’occasion de voir de près ni la guerre, ni les militaires et on serait tenté de dire qu’ils ne connaissent pas la réalité du monde. Pourtant si des Japonais montent cette épopée, très rare, qui ne parle pas de la guerre, et que les spectateurs ressentent quelque chose d’essentiel sur le monde, peut-être pourrons-nous prouver que, même éloignés de la guerre, nous pouvons saisir l’essence du monde ou de l’être humain. Il me semble qu’on a souvent mis la guerre au centre de la compréhension de l’être humain ou du monde, parce que les hommes avaient besoin de ça pour justifier leur pouvoir. Et si l’on peut saisir le monde sans connaître la guerre, alors les hommes perdront un point de supériorité par rapport aux femmes. Dans ce Nalacharitam, parce que la guerre en est absente, l’héroïne Damayanti se montre l’égale les hommes. C’est dans ce sens-là aussi que cette histoire est très particulière dans le Mahabharata. Durant la Deuxième Guerre mondiale, le Japon a reçu une blessure profonde aussi bien en tant que bourreau qu’en tant que victime. Après la guerre, l’armée a été rejetée afin de proposer une nouvelle manière d’être d’une nation, que l’on pourrait qualifier de « féminisée ». Pourtant au fur et à mesure de la disparition des générations qui gardaient la mémoire vive de la guerre, il y a de plus en plus de gens qui souhaitent retrouver la masculinité de l’État. Dans cette situation actuelle, nous aimerions faire ressortir la possibilité de comprendre le monde sans passer par la guerre, ce qui mettra l’accent sur l’activité du féminin.


On a parlé, concernant votre travail sur le Mahabharata, d’un mélange de formes traditionnelles de théâtre japonais, kabuki et bunraku, avec des techniques modernes. Êtes-vous d’accord avec cette vision ?


Comme les théâtres japonais traditionnels ont beaucoup travaillé sur les manières dont les comédiens se servent de leur corps, nous apprenons toujours beaucoup de choses d’eux. Cependant pour Mahabharata, nous ne nous référons pas forcément aux méthodes du kabuki, du nô ou du bunraku. C’est plutôt en voulant remonter jusqu’à la source de ces arts théâtraux que nous avons créé Mahabharata. Ce qui caractérise ma mise en scène c’est la division des comédiens en trois groupes : ceux qui agissent, ceux qui content et ceux qui jouent des instruments. Cette façon de diviser les tâches se trouve non seulement dans le nô, le bunraku et une partie du répertoire du kabuki, mais aussi dans le kutiyattam indien. Au Japon, par exemple, il y a aussi ce qu’on appelle kami-shibaï – théâtre en papier – dans lequel il n’y a qu’un seul comédien qui raconte une histoire en montrant des images – il ne se charge donc pas du visuel ou des mouvements. Dans cette manière d’expression la plus simple possible, on peut voir la méthode la plus simple de la division du travail. Les spectateurs écoutent l’histoire en regardant les images, et sans passer par un processus complexe, ils se plongent dans l’histoire de la manière la plus naïve. D’un point de vue rétrospectif par rapport au théâtre actuel, cela pourrait sembler très complexe et même le comble de la sophistication. Pourtant ça doit être l’inverse : je pense plutôt que cette division du travail est ce à quoi les êtres humains pensent spontanément quand ils veulent monter quelque chose de dramatique de la manière la plus simple. Nous mêlons donc parfois dans le Mahabharata les formes les plus simples – diviser la musique, la voix et les mouvements – aux formes du théâtre actuelles, comme celles de « parler en agissant » ou de « jouer en jouant des instruments ». Parce que notre but n’est pas de reproduire le théâtre ancien tel quel, mais de faire ressentir aux spectateurs combien il est stimulant de recréer la forme la plus simple du théâtre avec des hommes qui ont un « moi » moderne.


Vous avez voulu respecter une certaine distance avec le Mahabharata. Comment cela se traduit-il dans votre mise en scène ?


Ce que je veux reprendre, c’est la modestie des Anciens. Donc être aux antipodes du fantasme de l’être humain capable de tout contrôler. Je considère qu’il est arrogant de penser, à propos de la nature et de la terre, qu’on peut tout contrôler et qu’elles sont des objets de recherche. Je pense qu’il faudrait se réapproprier le sentiment que, dans la nature ou dans la terre, il y a certains mystères que les êtres humains ne seront jamais capables d’élucider. Cette modestie constitue le noyau même du Mahabharata. Il est impossible d’appliquer le principe de causalité à l’existence-même, aux êtres humains, à leurs actions, et encore moins à leurs destins. On ne peut pas expliquer pourquoi ils font ceci, pourquoi ils doivent souffrir comme cela, ou bien au contraire pourquoi ils deviennent soudain heureux. Le Nalacharitam décrit cette mise à nu de l’être humain, qui rejette toute interprétation possible. Si bien qu’on ne peut traiter cette histoire sans avoir une telle modestie. Parce que dès qu’on veut interpréter, cette interprétation sera rejetée. Si j’ai dit que je voulais respecter une certaine distance avec le Mahabharata et le Nalacharitam, c’est en raison de cette modestie qui me demande de reconnaître qu’il y a toujours une partie du sens que ma raison ne pourrait jamais interpréter, comme c’est le cas pour le reste du monde.

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