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Machine sans cible

+ d'infos sur le texte de Gildas Milin
mise en scène Gildas Milin

: Entretien avec Gildas Milin

Cet entretien reprend des extraits de deux entretiens réalisés avec Gildas Milin, le 30 septembre 2006 et le 2 juin 2007. Le titre de On ne badine pas avec la mort, avait été choisi par Gildas Milin pour l’entretien du 30 septembre 2006.


Frédérique Plain : Vous avez écrit Machine sans cible dans un laps de temps très court, et presque immédiatement sur la lancée de L’Homme de février. Y a-t-il continuité dans votre écriture entre ces deux dernières pièces ?


Gildas Milin : Ce qui est différent par rapport à L’Homme de février, c’est que l’on suit la fiction sur un mode beaucoup plus simple, beaucoup plus linéaire : une seule dimension, une seule soirée, un seul lieu. La fiction s’organise de façon discontinue à partir de fragments dont certains sont des dialogues plutôt réalistes, d’autres des textes poétiques « multidimensionnels », dans le sens où ils pourraient être dits par des gens ayant accès à d’autres dimensions que les nôtres. J’appelle ces textes non dialogués, qui, en quelque sorte, s’introduisent dans la fiction, des « distorsions ». J’entends par fragments non pas des segments ou des bouts à assembler, mais des éléments sans début ni fin, qui créent une sorte de hors champ dans lequel le spectateur peut inventer, reconstituer sa propre histoire.


F. P. : On retrouve donc dans Machine sans cible cette interrogation sur le multidimensionnel qui traversait L’Homme de février ?


G. M. : Je poursuis, avec cette nouvelle pièce, mes questionnements sur la mécanique quantique, en creusant l’idée qu’il y a un endroit où les relations entre personnes ne sont pas de l’ordre du mesurable. C’est sur cette question que je continue à travailler, en y ajoutant une difficulté supplémentaire : parler de l’amour et de l’intelligence : l’intelligence comme outil de mesure – au départ en tous cas –, et l’amour comme objet non-mesurable. Même si tout cela est beaucoup plus désordonné et complexe, que l’intelligence appartient pour une part au non-mesurable, et que, inversement, l’amour, ou en tous cas ses effets, pourraient être mesurés.


F. P. Pourrait-on dire que votre démarche artistique s’apparente à la démarche « expérimentale » d’une partie de la recherche scientifique ?


G. M. : Depuis longtemps j’utilise dans mon écriture des outils scientifiques : une démarche issue de l’extrême timidité qui m’affligeait, et qui m’a obligé à tenter de comprendre quasiment scientifiquement ce qui, sur le plateau, se passait en moi et chez les interprètes. De plus, les sciences sont devenues un outil inévitable. Elles sont partout. J’ai du mal à penser le « théâtre contemporain » sans les intégrer, de même que la technologie ou la technique. Il en est à nouveau question dans Machine sans cible, et aussi de psychophysique, de para normalité. Mon pari, simultanément, est de construire une pièce très émotionnelle, très simple, au fond. L’aspect sensible est toujours très fort dans mes textes et dans mes spectacles. Les spectateurs, souvent, pour peu qu’ils aiment la proposition, comprennent mieux par le ressenti que par l’intellect.


F. P. : Jusqu’à présent, vous avez toujours écrit des textes dans la visée immédiate d’en faire des spectacles et non pour l’écriture seule. Quelles implications la visée du spectacle a-t-elle sur l’écriture elle-même ?


G. M. : Quand j’écris, je ne pense pas le texte séparément du spectacle. J’ai peu d’intérêt pour l’idée du texte/texte, j’écris surtout une matière dont je me dis qu’elle nous permettra de travailler le plateau, de comprendre des choses sur le spectacle. Je fais partie de ces auteurs qui envisagent les partitions du texte et du spectacle comme des partitions parallèles, mais indissociables.


F. P. : Cherchez-vous consciemment dans l’écriture à faire bouger les limites du représentable, ou les habitudes du représentable ?


G. M. : Je cherche ce qui me permettra de créer différents plans de déconditionnement de la représentation. En tant qu’auteur et metteur en scène, on n’échappe pas au parallélisme entre texte et représentation. On cherche à créer des frictions entre le texte et la façon de le représenter. Ces frictions peuvent changer complètement la portée du texte. Un texte qui semblait irreprésentable à la lecture devient parfois parfaitement lisible à la représentation.


F. P. : Il s’agit d’utiliser la représentation pour déplacer le texte, pour le décaler.


G. M. : Oui, ce qui permet de l’entendre mieux. Souvent, les partitions parallèles (quelqu’un dit des choses inattendues, fait des gestes décalés, au moins par rapport à du réalisme, à du naturalisme, à des formes d’expressions convenues), créent un hors-champ très fort qui permet de mieux entendre le texte.


F. P. : Pour certains auteurs contemporains, le travail avec les acteurs est le moment des retouches finales apportées au texte, d’une réécriture parfois ; dans votre cas, les variations sont très minimes?


G. M. : Elles sont rarissimes.


F. P. : Le travail qui vous intéresse n’est pas d’adapter le texte pour qu’il soit plus facile à jouer, mais au contraire, écrire un texte qui pose un certain nombre de problèmes à la représentation. Le défi des répétitions est plutôt de trouver des solutions scéniques et de jeu pour représenter ce matériau littéraire-là.


G. M. : Oui. C’est aussi une confiance faite au texte.


F. P. : Qui n’est jamais dans votre travail non plus un texte/prétexte ; dans le sens où il ne servirait qu’à titiller l’irreprésentable.


G. M. : Non, Machine sans cible est un texte qui est sobre, mais qui a un propos construit, qui crée du sens ; donc ce n’est pas un texte/prétexte, un texte/exercice.


F. P. : Vous avez évoqué des fragments du texte issus de personnages parlant depuis d’autres dimensions. Comment s’insèrent-ils dans la fable principale, dans la discussion sur l’amour et l’intelligence ?


G. M. : Ils ne s’insèrent pas. Cela fonctionne par résonance. C’est au spectateur de faire les connections. Le lien entre ces fragments et la discussion sur l’amour et l’intelligence se fait parce qu’on parle des vivants et des morts. Les vivants et les morts, c’est le sujet de la pièce, mais on ne le découvre qu’à la fin.


F. P. : Ce qui est frappant dans l’écriture, c’est la juxtaposition entre des scènes plutôt concrètes, linéaires, et l’incursion soudaine de ces « distorsions poétiques ». Comment les acteurs les prennent-ils en charge ?


G. M. : Pour l’instant, ce n’est pas distribué. Tout le monde les dit à l’unisson. Ça pourrait devenir une sorte de choeur de musique contemporaine. C’est ce travail sur les distorsions, qui m’a mis sur la piste du fait qu’elles contaminaient l’univers réaliste, même au niveau des corps. C’est une chose que j’ai découverte très tard. Je ne le voyais pas dans l’écriture. Je voyais les parties naturalistes/réalistes se développer, et les distorsions dans le langage aussi, dans une sorte d’allerretour de l’un à l’autre, sans me rendre compte de ce phénomène de contamination progressive.


F. P. : Dans ces moments précis du texte, on a aussi l’impression que, soudain les personnages sont chacun à leur tour « possédés », ou habités par une autre présence.


G. M. : Les distorsions du texte sont la parole d’une femme absente, entre mort clinique et mort biologique, qui tente d’entrer en communication avec les autres. Ce qu’on voit, c’est la vision panoramique de quelqu’un qui est entre la vie et la mort : ce qu’elle voit, mais comme dans un rêve, quand les choses se dilatent, se transforment. Elle est là, dans cette soirée, comme un fantôme non perceptible par les autres.


F. P. : Revenons sur votre travail d’écriture. Votre texte n’est jamais « bien écrit » (il manque des mots, il y a beaucoup de répétitions, de chevauchements, etc.), ce qui lui donne un caractère d’oralité prononcé. Pourquoi ?


G. M. : Le travail sur la langue est très conscient, et on le respecte scrupuleusement dans le spectacle. Faire attention aux négations par exemple, ou à l’absence de négations, aux « heu », aux pauses. D’ailleurs, c’est infernal pour la mémoire des acteurs. Les différents modes d’écriture que l’on trouve dans la pièce reflètent l’expression de l’amour, la difficulté à exprimer l’amour, la nonexpérience, la non-habitude qu’on en a. Les personnes qui parviennent à dire leur amour sont rares. Il est pratiquement impossible, dès qu’on parle d’amour, d’échapper aux filtres : tout ce qu’on a pu vivre, nos angoisses, nos échecs, nos ratages, la peur de souffrir à nouveau, etc.


F. P. : Mais dans le processus d’écriture, comment arrive-t-on à cette oralité littéraire ? Vous parlez en écrivant ?


G. M. : Je parle, j’enregistre, mais j’écris aussi à la main. C’est ensuite recomposé. Parfois je recompose en relisant à voix haute des choses que j’ai écrites ; parfois je parle d’abord à voix haute et je réécris ensuite. Les transformations peuvent venir ou de la voix, ou de l’écoute, ou de l’écrit. Je suis très sensible au fait que l’écriture « sonne » ou non. J’ai commencé ce travail par un véritable enregistrement d’une soirée. Si les contenus des discussions d’alors ne restent pas forcément dans l’écriture, certaines formes, elles, demeurent. La façon dont les gens prenaient la parole pour s’exprimer sur l’amour et l’intelligence m’a vraiment frappé : il y avait énormément de « heu », d’hésitations... Ils bégayaient, ne terminaient pas leurs phrases. En psychiatrie, le bégaiement se réfère à la violence contenue, à la difficulté à exprimer. D’ailleurs, moi-même, si on me demande de parler d’amour...Je bégaie ! Ce bégaiement, très présent chez les personnages, donne probablement cette impression d’un texte plus à dire qu’à lire, cette oralité.


F. P. : Certains passages sont en revanche très écrits, voire poétiques. La pièce fonctionne vraiment sur des modes littéraires différents.


G. M. : C’est vrai que coexistent un discours très banal sur l’amour et un autre plus poétique, moins immédiatement lisible, mais plus fondamental, plus personnel. Ce qu’au fond, j’ai à dire de l’amour. Rose est à un endroit où l’information est en amélioration constante, à l’opposé de notre monde à quatre dimensions mangé par l’entropie : l’amour n’est plus filtré par la matière. D’où le fait que sa parole sur l’amour est différente de la nôtre. Il faut attendre le dernier monologue pour que la sensibilité exacerbée propre aux passages poétiques rejoigne la parole quotidienne, qui parvient enfin à dire l’amour, avec des mots très simples, très reconnaissables. Tout ça demeure encore mystérieux, je ne sais pas du tout ce qui va en sortir ! Il y a un côté très désuet, très ancien dans cette discussion sur l’amour et l’intelligence, ce qui nous a amené à nous focaliser sur les années 20, 30 et 40. On a regardé beaucoup de films de cette époque sur l’amour fou, des comédies musicales. On s’est inspiré de cette période pour les costumes, pour l’atmosphère, qui sera presque entièrement en noir et blanc. L’esprit du spectacle, c’est aussi la figure de Fred Astaire. Le travail de répétition passe par toutes sortes d’exercices collectifs sur l’imaginaire, la danse... Il devrait y avoir un côté comédie musicale sans musique. Un feuilleté absolu.

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