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MILK مِلْك

Bashar Murkus ( Mise en scène )


: Entretien avec Bashar Murkus

Propos recueillis par Francis Cossu

Revenons sur la genèse de cette création : quelles en ont été les sources, comment la situez-vous dans votre parcours ? De quoi parle MILK ?


Bashar Murkus : J’ai commencé à penser à cette pièce il y a deux ans maintenant. J’aime prendre le temps de réfléchir et d’approfondir le sujet que je choisis de traiter. Le point de départ de mes créations est toujours une idée qu’il me paraît important de partager avec le public. Mes productions sont le résultat de collaborations engageant des acteurs, des chercheurs, des scénographes et des musiciens qui explorent des thèmes sociaux et philosophiques complexes. Des sujets politiques. Je ne pourrais pas faire de théâtre qui ne soit pas politique. Je ne parle pas d’un contexte ou d’un conflit particulier, la politique que je cherche est cette relation entre les humains et un système. C’est un trait fondamental de mon travail. Qui dirige qui ? Pour MILK, je me suis demandé comment la situation politique actuelle, les crises modernes que nous connaissons, transforment les femmes en matière tragique. Je me suis demandé ce que pourrait être une tragédie aujourd’hui – en me penchant notamment sur celles qui nous sont parvenues – mais surtout en essayant de montrer comment nos vies modernes transforment les corps pour fabriquer de nouvelles matières tragiques. Durant ce parcours, j’ai longuement cherché à comprendre ce qu’était la perte d’un être cher. Par exemple, la perte d’un enfant pour une mère. Je n’ai pas cherché à raconter une histoire particulière, à dégager une ligne narrative claire à partir de ce sentiment. J’imagine que perdre un enfant à Gaza ou à Paris est une même douleur pour une mère et le propos n’est pas de quantifier ou comparer. Ce qui compte pour moi, c’est la façon dont on vit avec. Pendant ces deux années de recherche, avec mon équipe, nous avons multiplié les façons d’approcher ce sujet et de le mettre en perspective. Cela a eu pour effet de l’élargir, de lui donner un sens plus profond et général. Aujourd’hui, le projet a plus à voir avec la notion de désastre et de catastrophe. Pas sur leurs causes ou leurs types, ou leurs conséquences, mais plutôt sur la façon dont ces événements détruisent notre perception du temps, de la vie. Ils la divisent en deux. Ce sont des forces particulières qui scindent le temps en un avant et un après à jamais irréconciliables. Ce que j’observe, c’est cet espace entre cet avant et cet après. Une brèche qui transforme le temps en quelque chose sans durée ni fin. J’ai cherché à comprendre comment et à quel point ce décalage nous modifie, nous bouleverse.


La mort est omniprésente dans la pièce. Cela rappelle qu’en ce moment, des gens meurent à cause de situations politiques d’autant plus complexes qu’elles sont inextricablement internationalisées. Dans certains pays, le gouvernement demande à la population de célébrer ses morts comme les martyrs d’une cause dont ils sont, le plus souvent, les victimes. De ce point de vue, ce rapport intime et personnel à la mort est confisqué par un système.


Oui, pour certains la mort est l’occasion de créer des héros car cela permet de mieux en cerner et admettre le sens. C’était d’ailleurs le sujet de la pièce Le Musée que j’ai présentée au Festival d’Avignon l’année dernière. Quand je dis que cette création compose avec la mort, ici en Europe ou en Palestine ou encore au Yémen, je ne dis pas qu’elle a la même signification partout. Mais en tant que metteur en scène qui fabrique un théâtre destiné à être présenté dans le monde entier, je ne parle jamais de situations particulières, d’un contexte que beaucoup ne seraient pas capables de comprendre. Je ne fais pas du théâtre pour dire au public du Festival d’Avignon qu’il vit une vie merveilleuse comparée à celle des Syriens. Pour cela, on peut manifester ou s’interroger sur nos représentants et la manière dont ils nous représentent ou pas. Bien sûr, je parle de ce que je connais, je travaille à partir de qui je suis, de ce que je pense, mais je cherche avant tout à capturer nos sources communes. La mort est effectivement un des aspects de cette pièce. Plus généralement, je parle de notre rapport à la mort. Comment nous la comprenons et l’affrontons d’un point de vue politique mais aussi médical, religieux... MILK parle par ailleurs plus généralement des corps non désirés, des corps que nous ne voulons pas voir représenter. Je parle de ces corps en vie que les systèmes politiques cachent, éloignent, exilent. Il y a dans MILK un grand nombre de corps. Le corps des acteurs, bien sûr, et celui des mannequins utilisés par les étudiants en médecine pour s’entraîner à mieux connaître le vrai corps humain, celui qui agit, bouge encore. Cette rencontre crée une vraie force visuelle, dramaturgique. J’essaye de mettre en scène une sorte de métaphore sans vouloir véritablement l’expliquer, ou l’analyser, mais en essayant de trouver une action capable de la faire exister sur scène.


L’espace est un organisme vivant qui porte les stigmates des actions passées. Il est aussi, au long du spectacle, touché par une certaine forme de beauté. Dont le lait, omniprésent, et qui donne le titre à cette pièce, serait une représentation poétique.


Effectivement, la catastrophe ne transforme pas seulement les corps mais aussi l’espace. Ici l’espace est une sorte de matérialisation du temps. Il rappelle que les conséquences du désastre ont de longues répercussions sur nos vies.
Elles agissent sur le présent, modifient nos perceptions, nos consciences, comme elles modifient et agissent sur le monde physique qui nous entoure. Paradoxalement, cela me permet de parler de la beauté du monde à travers la façon dont les femmes transforment cette scène en paysage merveilleux pour échapper à cette mort, mieux en domestiquer les effets, apprivoiser la violence. Et pour échapper à la violence des situations qu’elles traversent, elles ont besoin de créer de la beauté. Cette pièce parle de nos besoins vitaux. Des femmes pleurent du lait, par exemple. Le lait, pour une mère, est un signe de vie. Ici, il est un signe de mort. Les femmes pleurent le lait que des enfants auraient dû boire. C’est une idée qui est arrivée très vite, dès le début du travail. Ces métaphores aiguës ont toujours à voir avec l’énergie de ces femmes qui essaient de combler leurs besoins. Ce faisant, elles transforment ce besoin en une sorte de moteur de l’action théâtrale. L’univers visuel de la pièce est construit autour d’une opposition entre le noir du sol qui absorbe les couleurs, les sons, les mouvements, et le blanc du lait qui jaillit.


  • Propos recueillis par Francis Cossu
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