: Note d'intention
Relativiser Lulu
Sabrina Bus m’a fait découvrir Lulu de Wedekind. Je connaissais « comme ça », ayant l’impression de connaître. Dans ma tête, Louise Brooks, le film de Pabst, la boîte de Pandore qui s’ouvre sur les fléaux du monde et même un vague souvenir d’une pub pour un parfum, je crois… Et puis le mythe : cette femme fatale, cette prostituée sublime. Donc oui, je pensais connaître.
Sabrina Bus m’a tendu un gros bouquin bleu. Trois versions de la même histoire, dont la première écrite (mais dernière découverte) nous embarque pour le moins dans cinq heures de théâtre, six actes et trois villes européennes, avec la mort comme fidèle compagne qui jalonne la pièce de toutes sortes de cadavres, accidentés, commandités, suicidés, assassinés… Une tragédie-monstre, oui. Drôle et totalement amorale. Et au milieu de tout ce bazar-là, une « Lulu » qui semble ne s’intéresser que vaguement à son dernier sac de fringues.…
Le doute me saisit. Je secoue le livre dans tous les sens. Où est le mythe ? Où est-elle, cette Lulu pour qui la terre entière se damne ? A-t-elle vraiment quelque chose de si particulier ou n’est-elle pas plutôt l’épidermique surface blanche et lisse de tous les fantasmes d’amour, de pouvoir et de possession qui traînent ici bas ?
L’agacement qu’elle peut provoquer aussi, ne provient-il pas plutôt du fait qu’on la possède sans l’avoir jamais ? À moins que cela ne soit l’inverse… Lulu, qu’est-ce d’autre après tout, que cette peau soigneusement hydratée ?
Lulu résiste, échappe, baille d’ennui, parle net et peu, promène un regard lucide sur elle et sur le monde. Sous son enveloppe charnelle, elle cache , marque de son temps – pas si éloigné du nôtre - une cérébralité joliment désespérée.
Dans le grand bal du capital, Lulu depuis toujours, ne peut compter que sur elle-même. Ni famille, ni pécule pour la soutenir, c’est donc sur elle qu’elle mise. Point barre. Plus armée d’une désarmante franchise que d’un cynisme mordant, plus pragmatique que manipulatrice, Lulu sauve et préserve sa peau, avant tout. Et ce, jusqu’au bout.
Quant à moi, j’avais trop « léché le sang », comme on dit en allemand, déjà trop goûté à cette histoire, pour pouvoir rendre son bouquin à Sabrina Bus en me contentant de la remercier de ce supplément de connaissance.
Nous voilà donc, elle et moi face à cette histoire, avec des points de vue finalement assez différents. Elle plus organique, plus fascinée, moi plus cérébrale, plus dubitative….
Mais Lulu ne se situe-t-elle pas dans ce grand écart-là ?
D’où notre titre.
Looking for Lulu, n’est pas une des trois versions de Wedekind. Looking for Lulu est une enquête théâtrale, qui navigue entre l’immersion du jeu, le regard de la mise-en-scène et les comptes rendus réguliers que nous nous donnons l’une à l’autre, à partir de ces deux pôles d’exploration complémentaires.
À force d’allers-retours, Looking for Lulu est devenue une adaptation précise, et un point de vue fort, pour une Lulu plus contemporaine et plus dépouillée. Exit les trois villes, les cinq heures de théâtre, la foultitude de personnages. Exit Jack l’éventreur qui vient dévorer la brebis « égarée », dans tous les sens du terme, et qui vient apporter un éclairage rédempteur désagréablement mâtiné de morale.
Looking for Lulu se passe en deux villes, deux heures, et cinq acteurs : une femme et quatre hommes. Tous père, mari, amant et futur mari de cette dernière, se targuent de sentiments paternels et fraternels à son égard. Une histoire de famille en somme. Quant à la mort, elle vient à force de vivre. Trop et vite. Et quand elle est violente, c’est par la main de ceux que l’on côtoie, plutôt que par le fait d’un total inconnu.
Lulu suit son rail, mûe par un instinct de vie d’une force rare, ignorant les morts qui jonchent sa route, choisissant la vie, fût-elle creuse ou esquintante, plutôt que la terreur engendrée par le spectre de sa propre disparition. En cela elle est une vraie « créature », « un animal » comme dit son père. Une créature prête à s’enthousiasmer pour n’importe quelle option, même la plus abominable, pourvu qu’elle contienne en germe la survie. Se faisant, elle nous met face à notre part d’humanité et de possible monstruosité.
Natascha Rudolf
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