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Lettres d’amour à Staline

mise en scène Jorge Lavelli

: Un amour qui tue

En préface à l’édition espagnole de sa pièce, Juan Mayorga écrit : « Lettres d’amour à Staline est une histoire d’amour où trois personnages interviennent : un homme, une femme et le diable. C’est une méditation sur la nécessité pour l’artiste d’être aimé du pouvoir, nécessité aussi forte que celle du pouvoir à être aimé de l’artiste ».
L’action dramatique repose sur une « base historique », comme souvent chez notre auteur. Oui, Boulgakov est bien cet écrivain admiré et jalousé pour son intelligence et son esprit ; Staline, cette « bête » redoutable dont la voix et la volonté de puissance ont irradié la fin de la seconde guerre mondiale. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une pièce historique. L’imaginaire de l’auteur prend le dessus : nous sommes dans l’analyse de la torture, de la douleur, de la souffrance ; la manipulation fait son oeuvre. Pour Mayorga, l’histoire offre toujours des situations extrêmes qui permettent de représenter, sous des formes particulièrement intenses, des expériences humaines universelles.
Deux pièces, que j’ai mises en scène, en sont des exemples frappants : Himmelweg (Chemin du ciel) – 2007, évoque l’un des plus cruels « épisodes » de la destruction du peuple juif, planifiée par le régime hitlérien, mais échappe à l’Histoire proprement dite pour nous confronter à notre propre mémoire ; Le Garçon du dernier rang – 2009, développe le thème de la manipulation jusqu’à pousser les protagonistes dans une mise en abyme dévastatrice.
Boulgakov, l’écrivain d’exception de Lettres d’amour à Staline, essaie de faire face à une censure impitoyable et caricaturale. Il demande à quitter l’Union Soviétique où toutes ses pièces, tous ses écrits sont interdits, même s’ils ont connu le succès et l’approbation du public après avoir passé l’épreuve de la censure. Boulgakov écrit à Staline. Un jour, il reçoit un appel téléphonique du maître du Kremlin, qui lui propose une rencontre. La communication se coupe avant que la conversation ne s’achève.
Commence alors pour l’écrivain une interminable attente, et sa vie tourne au cauchemar. « L’esprit » de Staline envahit et hante le poète au point de bouleverser et d’aliéner son existence. Sa femme, Boulgakova, s’identifie à un hypothétique Staline ; cherche – dans la voix et le corps – une incarnation susceptible d’aider son mari ; Staline lui-même est projeté dans l’aire de jeu – bien qu’il ne soit vu que par Boulgakov – et parvient à occuper l’espace vital et moral de sa victime. L’abus de pouvoir et la manipulation de l’autre se déploient sur toutes les portées de la partition dramatique : cruauté et grotesque pirouettent, tels des fantassins inconscients.
Le tragique détermine les règles du jeu : pas de recours contre la surdité du monde ; il faut battre la mesure selon le tempo des bourreaux. Chez Mayorga, Mikhaïl Boulgakov devient un malade pitoyable, incapable d’imaginer autre chose qu’un monde condamné au cynisme, qui lui dicte sa destinée : enlisée dans l’absurde, elle n’est que le jouet du hasard. Triomphe de la dérision.

Jorge Lavelli

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