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Les Trois soeurs

mise en scène Jean-Yves Ruf

: Présentation

Un printemps déchirant


Les trois soeurs, Olga, Irina, Macha. Les trois grâces, les trois fileuses du temps, les trois sorcières, les trois déesses... Tchekhov ne choisit pas innocemment, jusqu’à l’avouer dans son titre, d’écrire pour un trio féminin. Même s’il adjoint au trio une quatrième figure, le frère, Andreï, qui biaise quelque peu le symbole, il reste que trois soeurs, cela impressionne toujours. Et au-delà de la charge mythique, il y a la charge sensuelle, érotique. Les trois soeurs attirent les militaires en garnison, les célibataires, les hommes mariés en mal de consolation. Elles sont un foyer, un centre dans cette petite ville de province. Un centre fragile il est vrai. La maison des trois soeurs est comme un biotope en équilibre instable. Orphelines, un peu perdues, dépassées par l’Histoire, les trois soeurs sont trois fleurs fragiles, hésitantes, prêtes à s’épanouir ou à s’étioler, rêvant sans cesse de retrouver le lieu de leur enfance perdue, Moscou. Elles appartiennent à un monde en train de disparaître, et c’est aussi cela leur pouvoir d’attraction. Tchekhov, dès le début du premier acte, tente une expérience chimique dangereuse : il introduit Verchinine, lieutenant-colonel, ancienne connaissance moscovite du père disparu, figure de leur enfance. Un nouvel agencement du désir se met alors en place : il a connu père, il vient de Moscou, il est père lui-même, marié, et surtout il a besoin de consolation. Macha, la seule des soeurs déjà mariée, n’y résistera pas. Tchekhov introduit également Natalia Ivanovna, jeune fille maladroite, mal jugée par les soeurs. Elle deviendra une sorte de valeur refuge pour le frère qui veut fuir le giron des soeurs et qui l’épousera. Tchekhov obtient alors une réaction chimique, une sorte de lente et sûre dégradation des possibles à venir. Le temps d’un second acte, de l’attente déçue des masques, qui ne viendront pas, sur ordre de Natalia, la nouvelle épouse du frère. Natalia prendra peu à peu le pouvoir durant toute la pièce, avec un esprit concret et pragmatique, petit bourgeois, faisant de l’ancien nid doucereux, où chacun pouvait venir rêver librement, un lieu organisé, sans recoins inutiles, sans repos. Le temps d’un troisième acte, d’un incendie qui détruit une partie de la ville. Mais le ravage est aussi intérieur. La chambre d’Olga et d’Irina devient le théâtre des incompréhensions, des crises, des pertes des illusions. Tout le monde est à fleur de peau, au bord du point de rupture, incendié de l’intérieur. Le tocsin des pompiers sonne aussi le glas de la confiance quasi enfantine qui unissait les trois soeurs et le frère, des utopies moscovites, des rêves de fuite. Le temps d’un quatrième acte presque initiatique, où elles déchirent le voile d’enfance qui déguisait la réalité, où elles font le deuil d’un monde pour accéder à un autre, inconnu, plus indifférencié. Ainsi, l’expression peu importe et ses variantes (quelle importance, c’est sans importance, rien n’a d’importance) s’impose pour devenir presque le mot de la fin. Ici point de héros mort tragiquement, comme dans Platonov, Ivanov ou La mouette. Touzenbach sera tué en duel, mais cela participe à la sensation d’un monde qui s’écroule sans être le noeud du drame. Le drame dans cette pièce est plus sourd, plus intérieur, plus insidieux. Il y a évidemment une lecture de la pièce ancrée dans l’histoire de la Russie : une aristocratie ruinée, s’accrochant à des valeurs périmées, philosophant avec candeur et optimisme dans une Russie au bord du gouffre, pris dans une Histoire qui s’accélère. Mais Tchekhov nous offre aussi d’autres lectures à mettre en jeu, plus atemporelles. C’est un printemps déchirant qui travaille ces trois soeurs, elles se battent avec toute l’énergie de leur jeunesse pour se trouver un destin à la hauteur de leurs espoirs, pour ne pas perdre toute utopie. C’est une description précise et profonde du passage de l’insouciance héritée de l’enfance à la prise de conscience d’une vie qui passe déjà trop vite, où les possibles se resserrent inéluctablement, où la question du sens se pose avec acuité, et ne trouve pas de réponse. Si l’on pouvait savoir est la dernière phrase de la pièce. C’est une pièce à part, profonde, mystérieuse, aussi noire que pleine de sève, la première que Tchekhov ait écrite pour la troupe du théâtre d’Art de Moscou. Elle m’a toujours intrigué, fasciné, son caractère sourd, la sensation de délitement insidieux qui gagne les âmes, l’arrachement lent aux certitudes de l’enfance, la bataille solitaire de chacune des jeunes filles pour ne pas céder au découragement, pour affronter la spécificité de leur destin, tout cela a toujours produit en moi une sensation profonde.


Canapé-nid


Je n’ai pas encore de certitudes concernant la scénographie et les costumes, ce sera une recherche en équipe qui commencera la saison prochaine. Je sais seulement que je chercherai à ne pas trop ancrer le récit dans le seul contexte russe de la fin du dix-neuvième siècle, à accompagner dans l’espace et les costumes les lignes de forces du texte qui nous parviennent directement. Je rêve à des soeurs qui ne soient pas seulement fragiles et mélancoliques – c’est un des pièges que nous tend Tchekhov – mais libres d’esprit, d’une éducation un peu à part (nous avons peut- être reçu une éducation bizarre, dit Olga à Natacha). Leur père les a rêvées cultivées, polyglottes, esprits forts, indépendantes, un peu rebelles. Elles ont de l’humour, de la sensibilité. Trois oiseaux rares qui s’ennuient, recluses dans cette campagne, et qui ne peuvent qu’intriguer. Je partirai de ce centre que sont les trois soeurs. Je pense à un canapé, le même depuis leur enfance, sur lequel elles ont l’habitude de se mettre les trois, comme dans un nid, même si grandissant, elles ont de moins en moins de place, sont obligé de se pousser, de se battre un peu pour préserver un territoire. Ce canapé serait là et structurerait l’espace durant les deux premiers actes. C’est le lieu où elles reçoivent. Un canapé vieillissant, que Natacha aura sans doute envie de jeter, et qui serait face au public. Comme si nous public étions aussi reçus chez elles, et que la conversation venait s’organiser peu à peu avec le public aussi. Il y a dans les deux premiers actes la même figure de la conversation philosophique pour passer le temps. Cela se met en place peu à peu, légèrement, insensiblement, et l’on finit toujours par parler de l’avenir de l’humanité, comme une figure obligée de la soirée. Ces paroles ont évidemment un intérêt historique si on les situe à l’époque de l’écriture de la pièce, à l’aube des grandes révolutions du début du XXe siècle. Mais si on les fait entendre aujourd’hui directement avec la salle, l’optimisme forcené de Verchinine va résonner cruellement avec notre propre époque, plutôt catastrophiste, pleine d’interrogations, de peur, d’angoisse. Plus personne n’ose professer aujourd’hui l’âge d’or futur de l’humanité. Dans leur canapé- nid, bercées par les paroles utopiques de Verchinine, par le pessimisme de Touzenbach, elles passent leur temps à laisser passer le temps.


Goulot


Il y a ce goulot du troisième acte, durant l’incendie. Irina partage la chambre d’Olga, sur le désir pressent de Natacha. L’endroit devient exigu. On y a peut-être mis le vieux canapé que Natacha, qui dirige tout, ne supporte plus. Deux lits, un canapé, des paravents pour préserver une intimité. C’est le dernier refuge de la maison qui échappe à la folie de rangement et de nettoyage de Natacha. On aime s’y retrouver encore, malgré la petitesse du lieu, c’est devenu le salon « off » des anciens habitués, le dernier recoin. Et aussi le confessionnal, lieu des aveux, des confidences. Mais tout est exacerbé, trop à fleur de peau, l’enfance est déjà loin, elles ne se comprennent plus, ne peuvent plus s’entendre. Laisse. De toute façon, je n’entends pas, dira Olga à Macha. Errance Le dernier acte ressemble à une grande scène d’adieu. Mais entre les lignes, c’est surtout une scène d’errance et d’exil. Et c’est le génie de Tchekhov que d’entremêler les deux. Après le goulot et l’espace restreint du troisième, on ouvre pour la première fois sur un espace ouvert, le jardin, la nature. Il ne s’agit pas là d’un jardin rassurant, c’est le premier pas vers l’errance et l’exil. Le retour vers la terre promise, Moscou, n’est plus d’actualité. Elles ne portent plus en elle cette utopie, chacune suivra son destin, non choisie, non désirée. Seul le frère reste là, malgré les conseils du vieux médecin : Écoute, mets ton chapeau, prends ton bâton, et va- t’en.. Va t’en et marche, marche sans te retourner. Plus loin tu iras, mieux cela vaudra. Son épouse a pris le pouvoir. Elle règne désormais sur la maison. Le seul lieu habitable devient le jardin. Je n’entrerai plus dans la maison, je ne veux plus y mettre les pieds, dira Macha. Elles se retrouvent les trois comme hébétées. Il faut vivre, continuer à vivre, et travailler. C’est désormais le seul projet possible. Si l’on savait pourquoi. Tchekhov décrit une éjection. Elles vont durant toute la pièce assister à leur propre éjection hors du nid, hors de leur chambre, de leur maison, de leurs souvenirs, de leurs utopies, séparées insidieusement par la vie, par les voies trop opposées que prend chacune d’elles. C’est une pièce dure, un drame, mais non pas une pièce noire, défaitiste. Selon moi, Tchekhov décrit surtout un passage, d’une enfance perdue à l’âge adulte, le moment où le pouvoir tutélaire du père s’efface et perd de sa puissance consolatrice. Les croyances enfantines s’étiolent, le champ des possibles connus aussi. Elles pourraient dire avec la Tania de Pouchkine :


« Je quitte un cercle cher et doux
Pour le vain bruit d’un monde fou ;
Adieu, ma liberté native.
Où vais-je ?
Où dois-je être emmenée ?
Que me promet ma destinée ? »

Jean-Yves Ruf

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