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Les Tribulations d'une étrangère d'origine

+ d'infos sur l'adaptation de Elizabeth Mazev ,
mise en scène François Berreur

: Recette de la "chopska salata"

par Elizabeth Mazev

(Littéralement : Salade du chop. Chop : Bulgare du Nord, réputé buté, peu sobre et incorruptible. N’est pas sans faire penser au petit Gaulois malin et à son compagnon à tresses.)

Pour faire une bonne chopska salata, avec des vrais morceaux de Bulgares dedans, il faut des tomates.
La tomate bulgare est, bien entendu, incomparable.
Vendue tiède, au bord de la route, par quelque paysan tout droit descendu de ses Rhodopes natales en charrette tirée par un âne cacochyme, elle est rose et charnue, légèrement veloutée. Quiconque a goûté à la tomate bulgare jamais n’en mangera plus d’autre, il est perdu.

Viennent les concombres. Il faudra, sans crainte, les tâter les presser et les soupeser, écarter les éléments mous, jaunis ou flétris, choisir les concombres comme on choisit son mari, avec attention et discernement. Et pourquoi pas croquer dedans au préalable pour en vérifier l’absence d’amertume.
L’odeur d’un concombre que l’on pèle avec le couteau qui reste toujours au jardin, avant de le croquer avec du sel qu’on a emporté dans la poche de sa blouse, c’est la Bulgarie un soir d’été quand on vient d’arroser le potager et qu’on se rafraîchit enfin en s’offrant ce mets de choix.

Quant aux oignons c’est toute une affaire. Pour ne pas pleurer à la découpe, chacun y va de son conseil, aucun ne fonctionne réellement.
Car on se doit de pleurer en pelant les oignons. Mon oncle, un bras cassé notoire – que la terre lui soit légère –, était cependant célèbre pour sa préparation de l’oignon.
Après l’avoir soigneusement découpé en petits morceaux et, en conséquence, pleuré abondamment, il le faisait mariner dans de l’eau salée pour en ôter le piquant exagéré, et ne restait alors que la quintessence de l’oignon : le goût.
L’oignon haché de mon oncle, c’est la Bulgarie un soir d’été dans la cuisine fraîche, quand les femmes sont rentrées plus tôt du jardin pour accueillir les hommes fourbus après qu’ils se seront rincé les pieds à la pompe du potager.

Enfin vient le fromage de brebis.
Il convient de l’émietter soigneusement au-dessus des autres ingrédients préalablement découpés. (Ici il serait souhaitable d’ouvrir une parenthèse sur la découpe des légumes qui, d’une famille voire d’une personne à l’autre, varie à l’infini, mais ce serait pousser trop loin le souci du détail, et nous laisserons à chacun la liberté de sa technique.)
Tremper ses doigts dans la saumure pour en retirer le bloc de fromage avant de l’émietter généreusement sur la salade déjà avancée mais pas encore tout à fait chopska, c’est la Bulgarie un soir d’été quand la mère est allée chercher la bouteille de rakia maison pendant que la fille aînée sort les petits verres, enfilés soigneusement un sur chaque doigt pour ne pas qu’ils s’entrechoquent. Les plus jeunes enfants jouent encore dans la cour qu’on vient de mouiller pour laver la poussière du jour et rafraîchir toute la maison.
On notera au passage que ce fromage de brebis est connu sous nos latitudes sous le nom de feta. C’est joli, ça fait penser à “fête”, mais, las, la feta est grecque, et le Grec, comme le Turc, c’est l’Autre, le voisin, le Frère ennemi. Le Bulgare n’a qu’un mot pour désigner le fromage de brebis : le mot “fromage”, siréné dans le texte. Qui le désire entend “sirène”, c’est joli aussi.
Oui, Français incrédule, il n’y a qu’une sorte de fromage en Bulgarie.
(Deux pour être tout à fait exacte, mais l’autre ne s’appelle pas “fromage”, alors…)

Arroser généreusement la salade bientôt prête d’huile, d’un trait de vinaigre, saupoudrer d’une pincée de sel, et de poivre à discrétion.

Voilà, quand la salade est faite, il faut la manger. La soirée peut commencer. On ne verra aucun buveur bulgare digne de ce nom lever son verre sans avoir au préalable piqué une bouchée de salade avec la fourchette qu’on aura mise à sa disposition. Directement dans le plat, c’est mieux, même si la tradition se perd.
Le morceau de pain trempé dans le fond du plat pour éponger la sauce, c’est la Bulgarie un soir d’été sous la tonnelle, les yeux levés vers les grappes de raisin pas encore tout à fait mûr.

A travers les feuilles, on voit les étoiles.

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