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Les Sorcières de Salem


: Procès du maccartysme ou drame universel ?

par François Regnault

Quel rapport réel y a-t-il entre Chasse aux sorcières de 1692 et La "Chasse aux sorcières" des années 1950 aux États-Unis ?

Qu’il les ait vues autrefois, ces Sorcières, lorsqu’elles furent montrées à Paris en 1955 au Théâtre de la Ville (alors Sarah Bernhardt) avec Simone Signoret et Yves Montand, sur les écrans dans l’adaptation de Jean-Paul Sartre avec ces mêmes comédiens ou dans la version de Nicholas Hytner avec Daniel Day-Lewis, ou encore qu’il en ait seulement entendu parler, le curieux éprouve immédiatement pour ce sujet une sympathie trouble et inquiète. Car nous aimons les sorcières. Si on se réfère aux procès en sorcellerie qui eurent lieu en 1692 à Salem, dans ce monde puritain de la Nouvelle Angleterre, on est d’abord sensible à ce parfum de soufre.

L’horreur succède cependant à la curiosité dès qu’on apprend que ces procès de Salem conduisirent véritablement à de nombreuses condamnations (14 femmes et 5 hommes pendus, une noyée, un homme écrasé sous les pierres et 1 000 arrestations.)La pièce d’Arthur Miller, créée en 1953 à Broadway entend traiter sous forme de parabole des événements de 1692. Elle témoigne de façon indirecte d’un contexte politique et idéologique où se retrouve des phénomènes ou des comportements semblables à ce mouvement lancé par le sénateur Joseph McCarthy en 1950 lorsqu’il entreprit une « chasse aux sorcières» contre les communistes, ou ceux soupçonnés de l’être, ou de l’avoir été, en les accusant d’« activités anti-américaines, de soutien à l’URSS», et que les USA furent occupés pendant au moins quatre ans à des poursuites visant diplomates, fonctionnaires et conseillers,membres du département d’État, et un nombre considérable d’artistes, d’acteurs, etc.
Albert Einstein dénonce le maccarthysme comme « un danger incomparablement plus grand pour notre société que ces quelques communistes qui peuvent être dans notre pays », ajoutant que « ces investigations ont déjà largement miné le caractère démocratique de notre société. » Une vive opposition se leva contre cette « paranoïa » et contre McCarthy, et c’est lorsqu’il s’en prit à l’armée qu’il fut destitué par le Sénat en 1954, et sombra dans l’alcoolisme.


Les Américains ont gardé la mémoire de cette époque dite de la « Peur Rouge», de ceux qui résistèrent aux interrogatoires et de ceux qui dénoncèrent des amis ou des confrères. Un grand nombre d’artistes et d’acteurs eurent leurs carrières brisées et leur fortune ruinée. On sait qu’Elia Kazan, le réalisateur d’Un Tramway nommé désir(1951) et de Sur les Quais(1954), après avoir refusé de répondre à des questions, consentit à donner des noms, et qu’Arthur Miller lui-même fut interrogé en 1956 sur ses activités politiques, dont il rendit compte, à condition de ne donner aucun nom, ce qui lui fut accordé.
On se souvient enfin qu’Ethel et Julius Rosenberg furent accusés d’espionnage au profit de l’URSS et passés à la chaise électrique en 1953.


Bien que rejetée par certains conservateurs américains, cette analogie des Sorcières de Salem avec la «chasse aux sorcières» tient bon. Les communistes étant aussi innocents que les femmes accusées de sorcellerie, aucune défense possible d’un accusé si ce n’est par la confession ou le désaveu, un climat d’intempérance politique... Cependant, comme allégorie, la pièce s’offre à bien des transpositions dont le maccarthysme n’est devenu que l’une d’entre elles. Car elle est non seulement politique, mais aussi religieuse, et conduit à des apories si on la sépare d’une question esthétique et dramaturgique.
Miller entend témoigner – de façon indirecte – d’un contexte où on retrouve des phénomènes ou des comportements semblables : méfiances, délations, arrestations, emprisonnements, déchéances de droits. L’allégorie millérienne implique, au contraire de celle plutôt comique de Brecht, une entreprise tragique, traversée par la peur, l’angoisse, le désespoir et la ruine. C’est un drame d’une portée universelle.


La religion sert de fond à la pièce. Les traductions précédentes ont d’ailleurs peut être cherché à en édulcorer la terminologie religieuse. L’épisode fanatique ou mystique, démoniaque ou évangélique ne sont pas le masque de questions politiques ou économiques plus matérielles. Il n’est d’ailleurs pas question du reste de l’Amérique. L’auteur souhaite sans doute que la forme oppressive de la religion disparaisse, pour donner lieu à l’homme libre. Il croit au bien et au mal, malgré ses sympathies un moment communistes.


Si on veut en venir au noyau dur de la pièce, à son point de réel, il semble qu’on en arrive au choix forcé: ou tu dénonces ton semblable, et tu as la vie sauve, ou tu refuses de le dénoncer et on te tue, « La bourse ou la vie !, « La liberté ou la mort»... Et à ce que cette pièce se passe toute entière sous la catégorie souvent invoquée par l’auteur de la trahison (drame de l’adultère, dire qu’on a vu par peur de la sentence, mentir pour satisfaire le juge, dénoncer son semblable, trahir la ligne d’un parti ou la patrie...).


La réflexion de Miller est éthique et morale mais il ne prétend rien conclure sur la foi ni sur la religion en général: il montre seulement qu’en cette circonstance monstrueuse, elles ont pu donner lieu au mensonge, à l’imposture et au fanatisme. Car ces charmantes jeunes filles n’en sont pas moins perverses, prêtes à tous les mensonges et à toutes les délations, au chantage et à la simulation.Et les honnêtes juges, les pasteurs imbus d’eux-mêmes et les fonctionnaires zélés, sans doute sexuellement perturbés par ces exactions, renoncent très vite à exercer la moindre justice, la moindre enquête sérieuse, la moindre attitude raisonnable, la moindre indulgence, le moindre sens de la vérité, au cœur de cette hystérie collective générale et provoquent toutes ces pendaisons. Serait-ce que le Diable a bien pu se substituer à l’absence de Dieu dans cette petite ville fermée de la Nouvelle Angleterre? La grâce divine semble les avoir abandonnés et on ne peut s’ôter de l’idée que les condamnations ont lieu dans une petite ville sans gouvernement où le tête-à-tête entre juges et accusés prend la forme d’un dialogue de sourds, sans méditation ni tiers terme.

François Regnault

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