: La Pièce
De l’autre côté du miroir :« Voici venir l’hiver de notre mécontentement »,
« Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! »
Richard III, duc de Gloucester...
Qu’entendre encore de ce boiteux difforme qui hante obstinément, encore, toujours, nos plateaux et nos imaginaires ? Que veut-il, que peut-il encore nous dire ? Quitte à lui faire rendre gorge, autant le retourner comme une peau pour en lire les viscères : Retourner. Inverser, changer de perspectives, désarçonner, « renverser l’axe du monde ».
Normand Chaurette fait pivoter la scène, nous déséquilibre, et nous invite alors à scruter le
monde, à l’envers ; et nous conduit, voyeurs interloqués, au lieu mystérieux à la lisière de
l’action.
Derrière.
Et le voici maintenant qui (se) joue des clichés : derrière, en retrait, mais toujours actives,
inlassables, laborieuses, assoiffées de reconnaissance, asservies aux basses besognes,
Voilà les femmes. Voilà les actrices. Place aux Reines.
Affairées en coulisses ; qui à endosser le premier rôle, qui à convoquer le silence, qui à
intriguer, qui à défier le destin... Ce ne sont plus seulement des figures shakespeariennes qui
tentent de nommer le monde, mais des créatures éperdues, dans la confusion de ces temps
mêlés- temps réel, temps du théâtre, temps du récit, temps de l’Histoire- suffoquées de
puissance brimée.
Chaurette s’en donne à coeur joie :
Au temps du récit, 1483, Marguerite la déchue- qui fut bel et bien Reine d’Angleterre,
l’ambitieuse Isabelle- qui fut véritablement épouse de George, duc de Clarence, ne sont
plus de ce monde. Déjà personnages de théâtre, oubliées dans les méandres des généalogies
royales. Fantômes errant au château ou « en Asie, l’Asie de nos songes »...
Réelles et symboliques, elles ont existé et n’ont pas existé. Elles existent en nous, et
n’existent pas non plus. Aujourd’hui, comment comprendre ces figures féminines,
comment les appréhender, On est saisi de leurs matrices glacées, de leur rapport à la mort,
à leur finitude, de leurs liens déshumanisés. Sidéré comme Anne Dexter, coupable et
condamnée pour avoir laissé ses veines palpiter.
Epouses, mères, soeurs, filles, veuves,
comment penser le monde quand la transmission se joue ailleurs que là où elle est attendue
prétendument (dans l’amour maternel, filial, la douceur féminine, une aspiration
sentimentale à la paix) ?
Il serait trop simple de justifier cette incompréhension par le carcan d’une autre époque, ses
rituels obscurs, l’avidité de pouvoir, la course aux alliances, le désir de (se) posséder. Elles
pourraient nous agresser par leur veulerie, leur ironie cinglante, malicieuses drôlesses,
l’esprit retord qui préside à leur quête : quoi ? Enfin mises sur le devant de la scène, enfin
héroïnes de la pièce, et voilà ce qu’elles nous montrent !
Mais après tout que fait-on de la puissance des femmes encore aujourd’hui ?
Voilà ce que ces voix du passé, du théâtre, ces voix de l’ombre qui résonnent, ces voix,
derrière, semblent nous dire.
Et voilà ce que Richard « renversé » voudrait peut-être nous chuchoter: cruelles oui, mais ni plus ni moins que les hommes. Leurs égales enfin dans l’abjection, épousés dans tous les sens du terme. Mais le plateau ne se retourne plus... Les femmes restent là, dans ce clair-obscur. Et de l’autre côté, Richard boiteux mène toujours la danse et, que ce soit filles, mères, soeurs, épouses, pour toutes demeure cette sentence, marquée du sceau effrayant de leur destinée:
« Je l’aurai. Mais je ne la garderai pas longtemps »
Six femmes au plateau. La grande mécanique de l’Histoire en marche. Une scénographie
subtile, envoûtante qui saura en filigrane accompagner ces femmes dans leurs tourments,
leur mémoire, leur voyage intérieur.
Temps symbolique et temps réel mis en abîme, "créatures" qui deviennent ou tentent de
devenir "créatrices", prises de parole nécessairement politiques,
Les Reines contient la quintessence de tout ce qui peut être rendu visible, être transmis,
célébré au théâtre:
la tradition et l’émancipation,
le songe et l’Histoire,
le rituel et le trivial;
l’ici et le maintenant, fugitifs et éternels.
Judith d'Aleazzo
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