: Conversation avec Chantal Morel
Les gens (à l’aide de conventions) ont tout résolu dans le sens de la légèreté, de la facilité, en allant même vers ce qu’il y a de plus léger dans la légèreté ; or il est clair que nous devons nous tenir à ce qui est lourd, difficile ; tout ce qui vit s’y tient…[1]
Rainer Maria Rilke
Chantal Morel a ouvert pour ses acteurs, le travail sur Les Possédés de Dostoïevski, à peu près dans les
mêmes termes…
« Je n’attends rien, dit-elle, je sais que cela va arriver. L’oeuvre de Dostoïevski est là. Ce n’est pas elle
qui est à adapter, c’est nous-même qui devons nous préparer. Pourquoi ? Pour nous présenter au
théâtre lavés des conventions qui régulent nos comportements et nos rapports au théâtre, à notre art,
à notre métier. J’ai un besoin impérieux de vérité », ajoute-t-elle.
Cela suppose qu’il ne faut ni maltraiter ni abîmer ce que nous avons devant nous. Nous présenter
devant la tâche à accomplir -et devant l’oeuvre de Dostoïevski – déjà habités d’intentions, voilà qui
relèverait d’un manque total de « sérieux », et de cette désinvolture dans le geste de théâtre, contre
lesquels s’inscrit Chantal Morel.
La vérité au théâtre -qui est une nécessité- n’est donc ni l’aboutissement d’un programme, ni la
configuration scénique d’intentions dramaturgiques, ni la réalisation d’idées de mise en scène. Cette
vérité recherchée découle plutôt d’une attitude. Elle nécessite un travail.
Chantal Morel dit joliment qu’elle a « rencontré » Dostoïevski il y a plus de 10 ans, et de manière
toute romanesque c’est-à-dire « dans un rêve où quelqu’un me conseillait de lire Dostoïevski… » Elle
avait déjà observé que « les gens gagnaient singulièrement en vérité en parlant de Dostoïevski ».
Elle a d’abord travaillé sur une scène de Nuits Blanches, puis commencé à partager les textes en
lectures avec quelques comédiens. Enfin, en 1995, un voyage à Sarajevo avec François Tanguy et le
Théâtre du Radeau détermine, pour la première fois, l’envie de mettre en scène un texte de
Dostoïevski. Chantal Morel précise : « en 1997, j’ai monté Crime et Châtiment à cause de Sarajevo.
J’avais relevé ce passage dans le roman :
« (...) Si j'avais réussi, on me tresserait des couronnes et maintenant je ne suis
plus bon qu'à jeter aux chiens
- Mon frère que dis-tu là ?
- Ah ! Je ne me suis pas conformé à l'esthétique, mais je ne comprends décidément pas pourquoi il
est plus glorieux de bombarder de projectiles une ville assiégée que d'assassiner quelqu'un à coups de
hache... Le respect de l'esthétique est le premier signe de l'impuissance... je ne peux toujours pas
comprendre, je comprends de moins en moins quel est mon crime... »[2]
Rien dans les journaux ne me donnait à entendre la question de la dignité humaine comme
Dostoïevski en est capable. De toute façon, les outils journalistiques, les termes géopolitiques, ne me
permettent pas d’aborder le monde. Tout ce qui me manque, je le trouve dans la littérature et dans la
poésie. Parfois il nous semble que nous sommes empêtrés dans un monde illisible et
incompréhensible, mais c’est bien parce que c’est nous qui avons à y travailler. »
Les raisons qui la poussent à revenir vers Dostoïevski quelques dix ans plus tard sont multiples. Il y a
une première raison, immédiate et propre aux conditions de la création : le cycle de travail de
l’Equipe de Création Théâtrale au Petit 38 à Grenoble prend fin. Le Petit 38 a engendré une série
d’oeuvres de facture particulière, relativement intimiste. Aujourd’hui, il y a nécessité d’affirmer autre
chose.
Ce qui la pousse vers Les Possédés est ce que suppose d’emblée un tel projet de théâtre : douze
comédiens, sans doute autant de scénographe, régisseur, sondier, costumier, techniciens… Que le
théâtre déborde… Que l’on y soit submergé par la vie… Évidemment, cela nécessite beaucoup de
travail -lequel, s’il a vraiment lieu, ne peux se passer de « sérieux » : cette gravité patiente dont parle
Rilke.
Autour de cette question de « la responsabilité » s’articule l’autre raison évoquée pour monter Les
Possédés. Dans Crime et Châtiment, les notions de la responsabilité et de culpabilité, qui s’envisagent à
travers le personnage de Raskolnikov, se posent en termes de conscience individuelle, et de salut ou
rédemption individuels. Pour Les Possédés, la question prend figure grâce aux personnages dans leur
rapport à autrui. La somme des entrelacs relationnels crée une société singulière et complexe où se
croisent les multiples niveaux de la « communauté ». Y interagissent couples d’amants, groupes
d’amis, familles, clubs, groupes sociaux, groupes d’opinions et groupuscules politiques, communauté
des habitants de la petite ville où se situe le roman … Et cela presque à l’infini sans que jamais soit
oubliée derrière la description de la vie sociale des hommes, l’autre force centrifuge qui lie chacun à
chacun, l’autre forme de vie – une vie spirituelle.
Dostoïevski, au moment de l’écriture des Possédés, nous le savons par sa correspondance, travaillait à
une oeuvre importante : La Vie d’un Grand Pécheur. Ce projet de roman, resté à l’état de projet,
alimente de sa problématique l’inspiration de plusieurs oeuvres, dont Les Possédés. Voici l’idée
poétique initiale : « La principale question qui est traitée dans toutes les parties, celle-là même qui m’a
consciemment et inconsciemment tourmentée ma vie entière, est l’existence de Dieu ».[3]
Cette énigme
dont ses lettres et ses textes témoignent, et qui est centrale pour l’homme Dostoïevski, l’artiste l’a
transformée. Ce glissement qui s’opère d’un « thème » -d’une idée générale, touchant des questions
spirituelles, philosophiques, éthiques ou morales- vers l’accomplissement d’une oeuvre, est
important. Dostoïevski distingue qui, du « poète » ou de « l’artiste », « l’emporte » in fine. Or il aurait
considéré comme « odieux » de se contenter d’une idée de « poète », et d’en rester là.
La manière dont Chantal Morel se propose d’aborder la mise en scène des Possédés, semble s’inspirer
de ce glissement et ceci, dès l’abord qu’elle propose du titre du roman (sous-titré d’une citation
d’Alexandre Pouchkine et d’un extrait du chapitre IV de l’Evangile selon Saint Luc, induisant une
controverse quant à la traduction en français du titre : Les Démons ou Les Possédés). Quel est ce « mal »
ou quels sont ces « démons » qui habitent les « possédés » ? L’ambiguïté des traductions du titre
original russe, permet à Chantal Morel d’affirmer que, entre la description d’un « Mal » et son
exorcisme représenté, ou bien l’attachement aux trajectoires et destins des personnages, elle choisit le
deuxième terme. La pièce qu’elle met en scène laissera place à la manière singulière dont chacun des
protagonistes assument ou rejettent la responsabilité de leurs actes, accueillent et subissent les
événements de la vie, subsument ou relèguent leur destin. Les « possédés » du roman portent en eux
les « multitudes » de leurs émotions autant que de leurs idées. Ils font l’épreuve et l’expérience de
l’amour (mystique ou profane), ou bien le refoulent. Ils aspirent au bonheur. Ils aspirent à une société
meilleure ou perfectible, en réinventant individuellement ou collectivement les virtualités systémiques. Ils se présentent parfois comme socialistes (du socialisme tel qu’il se pense en Russie
dans les années 1870) fouriéristes, nihilistes, libéraux, « hommes de papier », « hommes de l’idée »,
mais mettant aussi en jeu leur vie pour « l’idée », ils peuvent aussi être rêveurs, amoureux, ou fous ...
Certains se pensent tout prêts de s’affranchir des contraintes sociales et morales qui conforment la
Russie tsariste. Ils aspirent à la liberté ou la jouissance ou à la pleine possession et connaissance
d’eux-mêmes, et dans cette quête (parfois effrénée) de liberté, de connaissance ou d’une vie
meilleure, certains ne reculent devant rien : ni le crime, ni la mort. Mais ce sont bien eux, qui vivent
jusqu’au bout leur destin donné. Les « démons » qui les possèdent n’ont rien d’abstrait. Nous suivons
les personnages, pas à pas, au seuil de chacun de leur choix, en acte et non simplement dans leurs
trajectoires idéelles, face à leur responsabilité d’hommes libres au coeur même de leur condition
humaine.
Cette capacité à faire entendre simultanément les voix des différents personnages sans que se devine
le regard surplombant d’un auteur omniscient -cette qualité « polyphonique » du roman- est relevée
par Mikhaïl Bakhtine comme caractéristique de la poétique de Dostoïevski.
Dostoïevski lui-même, parlant de son art et de sa visée, définissait son activité ainsi : « En restant
pleinement réaliste, trouver l’homme dans l’homme. On me dit psychologue : c’est faux, je ne suis
qu’un réaliste dans le meilleur sens du mot, c’est-à-dire j’exprime toutes les profondeurs de l’âme
humaine. »
Notes
[1] Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke, Lettre de Rome du 14 mai 1904.
[2] Crime et Châtiment, Fédor Dostoïevski, page 546 – Ed. Folio / page 422 – Ed. Babel, tome II 6
[3] Correspondance, F. Dostoievski, Lettre 387 à Apollon Nikolaievitch
Marie Lamachère
07 février 2008
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