:Ariane Mnouchkine, à propos du Théâtre du Soleil et des Naufragés du Fol Espoir
Introduction à un grand stage du Théâtre du Soleil, février 2009
Grâce à qui peut-on encore avoir, en France, un outil de travail aussi splendide,
aussi modeste, aussi libre, aussi charmant, n’ayant jamais connu le licol
institutionnel puisque l’ayant toujours furieusement refusé, un lieu aussi ouvert,
aussi simple à partager que cette Cartoucherie ? — Et je me disais : mais c’est
d’abord grâce à ces hommes et à ces femmes qui, aux heures les plus sombres de
la guerre, rêvaient la France d’après la guerre. Et je pensais à eux.
Pendant l’occupation, pendant une époque d’une cruauté oubliée en Europe
aujourd’hui, tandis que régnait dans le pays une lâcheté contagieuse et
dévastatrice, il y avait par-ci par-là, des hommes et des femmes qui se réunissaient
clandestinement, bien sûr pour faire sauter des trains, bien sûr pour mener les
combats de la résistance, mais aussi et peut-être avant tout, pour écrire la
Constitution de la France d’après guerre, pour rêver la France d’après la guerre.
Ils projetaient les écoles, l’université, la sécurité sociale, la culture, les théâtres de
la France libérée et de nouveau debout. C’est grâce à ces gens là que nous
sommes encore ici aujourd’hui, réunis dans cette nef.
On ne le sait plus, et je ne suis pas sûre, qu’artistes ou personnel politique nous
soyons toujours suffisamment fidèles à ce rêve.
Cependant il y a des gens, il y a des artistes, il y a des troupes — le Théâtre du Soleil fait partie de ces troupes, il y a même des hommes et des femmes politiques — qui s’efforcent d’être fidèles à ce rêve, le rêve d’un pays cultivé, d’un pays savant, d’un pays où l’ignorance est reconnue comme la maladie la plus grave à guérir en tout premier lieu, et où l’éducation artistique est une cause nationale. C’était ce rêve poétique, politique, artistique, que la Cartoucherie allait nous permettre de vivre, nous le savions, lorsque, avec la complicité de Janine Alexandre-Débré et de Christian Dupavillon, nous l’envahîmes en août 70. Une friche inouïe, impériale, aussi bien cachée dans le bois de Vincennes qu’Angkor le fut pendant mille ans dans la jungle cambodgienne. Nous étions ses découvreurs, ses envahisseurs, ses libérateurs, ses métayers, c’est nous qui allions « la rendre meilleure », nous et ceux qui nous rejoindraient.
Ce serait nous, les désobéissants disciplinés, qui ferions de ce lieu un palais des
merveilles, un havre de théâtre et d’humanité, un laboratoire de théâtre populaire,
un champ d’expérimentation et d’apprentissage à perdre haleine. Un paradis du
peuple. Nous en serions les serviteurs, jamais nous n’en deviendrions les rentiers
exclusifs.
Aucun ministère au monde ne pourrait nous dicter quoi que ce soit d’autre que ce
que nous considérions déjà comme notre devoir sacré : rendre heureux le plus
grand nombre de gens possible. Aucun égoïsme corporatiste au monde ne nous
ferait jamais jeter dehors, à peine la représentation terminée, le public qui nous
aurait fait l’honneur de vouloir vivre deux, ou quatre, ou dix heures avec nous, à la
recherche du théâtre, c’est-à-dire à la recherche de l’humain (…)
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