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: Conversation avec Emmanuel Merieu (2/2)

Propos recueillis par Géraldine Mercier

Parler c’est respirer...


Oui, je vais écrire vraiment sur mesure, ce n’est pas du prêt-à-porter. Et lorsque des changements de distribution interviennent, ce qui peut arriver dans la vie des spectacles, je bouleverse la grammaire et la syntaxe de la phrase. Il y a un geste que j’aime faire, c’est changer les temps, les temps de narration. Par exemple, dans Mon Traître, pour Tyrone Mehane, j’ai opté pour le présent de narration. Je sais également très précisément quand je vais utiliser un futur ou un conditionnel. Je joue énormément avec les temps. Ensuite, je vais écrire à l’os, je me méfie des adjectifs comme de la peste. J’écris à l’os, j’enlève le gras. Même si, j’adore le gras par ailleurs, c’est délicieux (rires). Derrière chaque mot, il y a une émotion. Quand un acteur prend la parole pendant cinquante minutes comme dans Les Naufragés, il faut que j’écrive ses émotions sous les mots. Je demande à mes acteurs de faire confiance aux mots et de se laisser porter par les courants profonds des textes, de ne pas être volontariste, ne pas mettre d’effets de jeux. Il faut que les lames de fond du texte, les courants profonds soient là. Ça, je les mets sous les mots. Je sais que cet acteur-là, ce moment-là va l’amener au bord des larmes. Parce que, derrière les mots que j’écris, il y a des émotions que je manipule. C’est comme de la physique.


Le temps consacré à l’adaptation est un temps très long


Oui. Très long. Et essentiel. Car le temps de vie des spectacles l’est aussi. Mon Traître, par exemple, c’est sept ans de ma vie. Un pan entier. Pour tenir sept ans, je ne peux pas me tromper d’histoire. C’est comme une histoire d’amour. Il ne faut pas se tromper. Je sais que je vais vivre avec l’histoire. Je suis là tous les soirs en régie. Je fais tous les levers de rideaux, sauf quand je dois prendre l’avion parce que j’ai peur de ça. C’est comme embrasser une femme après sept ans. Il faut avoir le même frisson que la première fois. Mes spectacles ne sont pas des machines de guerre. Je me bats pour leur espérance de vie. Je veux qu’ils vivent, qu’ils soient vus et pour continuer à inventer, à me déplacer, il ne faut pas que je me trompe d’histoire. Il faut que le bouquin me prenne à la gorge, que je n’en dorme pas la nuit. Mon Traître c’est cent trente dates, une saga irlandaise, trois générations d’hommes... Les Naufragés, c’est un essai et un roman. J’ai voulu ramener ce que j’aime, une histoire pure. Je ne veux surtout pas traiter ça comme une chronique ou un essai philosophique. Declerck est un homme fabuleux intellectuellement et émotionnellement. J’ai composé une histoire à partir de son récit. Une histoire avec une intrigue, un personnage, parce que je suis attaché à ça.


Lorsque l’on est attentif au rythme de vos spectacles, on a la sensation que vous entendez le monde avec une très grande précision. Comme si vous entendiez de manière amplifiée, avec un degré de perception d’une finesse extrême.


J’ai une oreille bionique (rires). Je n’écris pas des musiques pour les acteurs. Il y a des auteurs qui écrivent des musiques pour les acteurs. On ne peut les dire que comme ça. Moi, pas du tout. J’écris avec le rythme de l’acteur mais je lui laisse une immense liberté. Je ne lui fixe pas de rendez-vous d’émotion et surtout je veux qu’il ne chante jamais le texte. J’essaie dans les mots que je choisis, dans la grammaire et la syntaxe des phrases, dans le rythme de ne surtout pas écrire de musique à l’acteur. Un acteur qui est prisonnier d’une musique, c’est fini. Il ne faut jamais piéger son texte, rendre l’acteur prisonnier de sa musique. C’est ce qu’il a de pire. Je n’ai aucune autre exigence que ce soit vivant.
C’est très beau, c’est très simple, c’est facile à dire, c’est beaucoup plus difficile à faire. Je pense que la vue est un sens surévalué. Je pense que les premières émotions humaines on les a par l’oreille. Un bébé dans le ventre de sa mère, il entend le monde avant de le voir. D’ailleurs, je termine toujours par la scénographie. J’ai tout sauf mon décor, sauf mon espace, quand je commence mes répétitions. L’image vient en dernier pour moi. J’ai d’abord les mots. Puis, Raphaël Chambouvet compose la musique que je mets sur les mots.
Ensuite, je travaille le son avec Raphaël Guenot. À partir de là, je réfléchis aux gestes qui sont les gestes que je donne à regarder et à voir. Pour moi, le sens et l’émotion passent d’abord par l’oreille. Ensuite, bien entendu, un acteur c’est un corps, ce n’est pas juste une voix, ça ne s’arrête pas là. Je fais de belles images parce que je pense qu’il faut être généreux. Je ne veux pas de plateaux nus, et je pense que l’émotion passe aussi par l’image. Mais elle arrive toujours à la fin. C’est presque un opéra où il y a le livret et la musique. J’ai les mots et la musique, Raphaël a composé sa musique avant qu’on ne commence les répétitions. On enregistre l’acteur dire les mots et ensuite on travaille des mois et des mois pour mettre la musique sur ces mots parce que c’est aussi une façon de raconter une histoire.


Les blessures de l’enfance, c’est un thème très présent dans vos spectacles.


Quand je fais Mon Traître, je base tout sur l’histoire d’un petit garçon, martyrisé, battu, à qui son père raconte une histoire. Il lui dit : «Un jour tu vas devenir un corbeau, tu vas tuer ta mère, tu vas tuer ton père.» J’aurais pu raconter l’histoire d’un combattant irlandais, parce que c’est aussi ce que je raconte. Mais je raconte l’histoire d’un petit garçon de sept ans qui ne veut pas devenir un corbeau et qui finit par le devenir. Dans tous mes textes, je raconte toujours l’enfance maltraitée, l’enfance martyrisée. J’aborde toujours les choses comme ça.
Je crois que je ne veux pas sortir des blessures de l’enfance. Je veux continuer à regarder le monde avec l’épouvante et l’émerveillement d’un enfant. La vérité est que je regarde le monde comme ça. Est-ce parce que je n’ai pas guéri d’une blessure d’enfant? Peut-être. Mais je ne demande pas à en guérir. Par ailleurs, la façon dont la société traite les êtres humains n’est jamais aussi visible qu’avec les enfants. Je suis issu d’un mouvement politique, psychanalytique des années 70 que je revendique. En France, c’est celui de Michel Foucault.
Ce mouvement démontre qu’une société, c’est d’abord des gestes de coercition, des gestes de contention. Quand on envoie les enfants à l’école, on commence par casser leur corps huit heures par jour. On brise les enfants. Comment une société doit briser un être humain pour maintenir la paix sociale, l’ordre. Ce que je comprends. Je sais le prix à payer pour ça. Je suis très heureux de vivre dans une société pacifiée. Mais pour cela, on martyrise et on maltraite les enfants. Nous nous sommes habitués à ces gestes, à voir des humains mutilés et contenus par les institutions. Je viens donc de cette culture politique là. Je ne crois pas détenir la vérité mais c’est ma culture. J’ai étudié la philosophie et ce sont des penseurs qui m’ont bouleversé. C’est l’antipsychiatrie.


Avec Les Naufragés, vous posez la question de la place des fragiles dans une société qui ne laisse aucune place à la fragilité qui n’est d’ailleurs pas nécessairement l’exclusion.


Les gens qui sont aujourd’hui considérés comme fragiles, qui finissent en hôpital psychiatrique, qui finissent à la rue, ont en réalité une incroyable force en eux. Où est la force? Encore une fois, je ne détiens pas la vérité et je sais à quels échecs a mené ma culture idéologique. Je suis loin de donner des leçons de politique et de morale. Je ne suis que dans le doute mais par contre, je sais que les valeurs qui sont données par la société dans laquelle mes enfants grandissent, dans laquelle je vis sont celles de la performance, de la force individuelle, de la compétition. Ceux qui sont considérés comme fragiles par cette société, je ne sais pas s’ils n’ont pas la force, ce que je sais c’est qu’ils n’ont pas le désir.
Les sociétés libérales ne récompensent pas nécessairement les plus forts contrairement à ce qu’elles prétendent. Elles récompensent les plus mégalomanes, les plus égoïstes. Aujourd’hui, pour gravir l’échelle sociale, il faut aussi beaucoup de vanité. Ce n’est pas un jugement de valeur. C’est concret. Il faut de l’orgueil, beaucoup d’individualisme. On est dans une société qui récompense ces qualités-là. Pour moi, ce ne sont pas des forces chez les êtres humains. Ce sont des forces du point de vue de la société dans laquelle on vit.
Je pense qu’il y a des êtres qui ont été brisés par la société qui avait en eux une force bien plus grande que certains hommes d’affaires, ou même grands artistes reconnus qui s’accommodent très bien de la société dans laquelle ils vivent. Force et fragilité, donc. Moi, je raconte l’histoire de gens à qui je trouve une force extraordinaire. Une force que je ne me trouve pas. Une capacité à l’adversité. Je raconte l’histoire de gens qui sont puissants, forts et extraordinaires. Ce sont des héros, comme les grands héros tragiques.


Raymond, le personnage que l’on suit dans Les Naufragés, finit par succomber au désir d’être quelqu’un d’autre, de s’intégrer.


Raymond, il meurt d’humilité. Dans la société dans laquelle on vit aujourd’hui, c’est la chose la moins récompensée. Voilà. Raymond souffre de son humilité. Lui, il n’aspire pas à quelque chose de plus. Mais Raymond fait ce qu’on lui dit de faire, parce qu’il est humble. Parce qu’il écoute ce qu’on lui dit. Raymond, il est mort d’humilité, de son absence d’amour propre. Je pense qu’on est dans une société qui fait crever les humbles. Et qui récompense les narcissiques et les mégalomanes. Je pense que toute notre société est organisée pour faire mourir les plus humbles. Pas les plus faibles, les plus humbles. Les grands penseurs stoïciens disent que l’humilité est la plus grande force morale d’un être humain. C’est ce que dit Declerck avec son humour et sa tendresse : «la réinsertion, le Graal du travail social». Raymond ne rêve pas d’être un challenger. Oui, il est fragile selon les critères d’une société. Je raconte l’histoire des derniers, ceux qui ne sont rien. Les naufragés et les noyés. Pourquoi, entre deux êtres humains certains vont souffrir plus que d’autres? Il y a des gens qui ont une empathie plus grande. Declerck voit dans ce clochard Raymond un échec absolu. Non seulement il ne parvient pas à le sauver mais Raymond vient se laisser mourir devant l’abri comme un fils se laisserait mourir devant la porte de son père. Il avait dix mètres à faire pour rentrer à l’abri et se mettre au chaud et il a choisi de se laisser mourir devant les yeux de ceux qui étaient là pour le sauver.


Votre théâtre passe à travers les larmes comme le disait Grüber. Et, si vous traitez de sujets graves, vos spectacles ne sont jamais tristes.


L’aspiration d’une vie humaine, c’est le bonheur. Pas le bien-être. Le bonheur. Je ne prêche pas le malheur. Je fais du théâtre pour que les gens entrent en compassion les uns avec les autres. Il existe deux types de larmes quand on les regarde au microscope. Des larmes de soulagement. Des larmes de douleur et de crispation. J’aime bien faire pleurer les gens pour les soulager. J’espère que, si je regarde les larmes de mes spectateurs au microscope, je verrais des larmes de soulagement. Je ne raconte pas des histoires glauques, tristes ou pessimistes. On dit qu’il faut rire tant de minutes par jour. C’est valable aussi pour les larmes. Il faut pleurer tant de minutes par jour.


Vous allez présenter ce spectacle à la Halle Debourg, tout près de l’ENS, dans un ancien centre de tri.


Il y a plusieurs strates dans ce lieu. De ce fait, il est magique. Il a servi de centre d’entraînement pour des pompiers. Puis, ça a été une gare de triage. Le spectacle s’appelle Les Naufragés et Declerck est un amoureux de la mer. J’aime toujours qu’il y ait une métaphore dans les histoires. Le réalisme psychologique ne me suffit pas. Dans Mon Traître, c’était le corbeau. Dans De beaux lendemains, il y avait un lac gelé. Ici, il y a cette métaphore des naufragés. Cet homme qui prend la mer. Concrètement, on a mis l’océan sur le plateau. Il y a aura un voilier échoué, dans ce hangar. Declerck dit que, le seul moment où il est heureux, c’est en mer. J’aimerai qu’on soit là, avec lui, en mer, sur ce voilier échoué qui est le sien. J’ai besoin de garder cette métaphore qui guide le spectacle pour ne pas rester dans la chronique sociale, le drame politique.
Il y a la poésie et la métaphore des naufragés qu’on tiendra jusqu’au bout. Le spectacle commence par la phrase d’un navigateur : «je continue parce que je suis heureux en mer et peut-être aussi, pour sauver mon âme.» Declerck se l’applique à lui-même. Declerck, pour moi, c’est aussi l’histoire d’un explorateur, un anthropologue explorateur. Cet homme qui va aider les clochards de Paris, qui part en immersion avec eux, ça me raconte Levi Strauss. Ça me raconte les grands explorateurs qui vont sur un continent ignoré, abandonné qui est en l’occurrence en bas de chez vous. C’est le capitaine Achab, le capitaine Nemo... qui part découvrir les grands fonds de nos sociétés. Il va explorer ce monde souterrain qui est sous notre monde, il descend dans les tréfonds de ce monde qui est derrière notre monde. Il y a une strate mythologique avec ce voilier échoué. Ce qui est sublime, c’est que le devoir du navigateur est de porter secours à celui qui va se noyer, ne jamais laisser un homme à la mer. Même dans la compétition. On ne laisse jamais un homme à la mer.

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