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Les Marchands

+ d'infos sur le texte de Joël Pommerat
mise en scène Joël Pommerat

: Présentation

Avec l’écriture je cherche à replacer le spectateur dans un temps précis, concret. Un temps qui puisse rassembler spectateurs et acteurs dans un lieu donné. Un temps capable de relier fortement des êtres les uns aux autres, par exemple : comme un groupe de personnes face à un danger commun.


Je cherche à rendre l'intensité du temps qui passe, seconde après seconde
comme aux moments de notre vie les plus essentiels, pendant une expérience qui nous confronte à nous-même, au plus profond.
En même temps, je choisi des situations ordinaires, et je cherche à l’intérieur de ce cadre ordinaire la tension la plus forte, l’intensité la plus grande, c’est pourquoi je cherche souvent à l’intérieur du plus anodin, et je me prive volontairement d’actions « dramatiques » au sens premier du terme.


L’instant le plus important de mes pièces, celui qui est recherché, celui sur lequel j’aimerais qu’on s’attarde quand on en parle, c’est l’instant créé par superposition des différents instants, produit d’un mélange, d’une confusion de tous les instants.
Ce produit est imaginaire
subjectif
cet instant naît d’une accumulation d’instants
il est mental
il n’a donc de réalité qu’à l’intérieur de la tête de celui qui est là, spectateur,
il est fait de son regard, son écoute,
il est le but ultime du travail, qui est écriture avec des mots mais pas seulement
il est flou (le dire est difficile)
mais le sens recherché par moi, dans mon travail s’exprime là, se dégage à cet endroit imaginaire, de confusion, de contradiction souvent, d’accumulation et de superposition,
il est complexité, utopie et concret tout à la fois.


Comment définir vraiment ce que je cherche quand je fais un spectacle
ce que je cherche entre autres le plus obstinément c’est rassembler, c’est confondre, c’est mélanger…
par exemple
le plus étrange avec le plus simple, le plus banal
le plus intime avec le plus épique,
le plus sérieux, le plus tragique avec le plus dérisoire
le plus actuel avec le plus anachronique
réunir tout ça, ces dimensions, toutes, ne pas en laisser échapper.


C’est comme cela, peut être à tort, que je pense pouvoir rendre théâtralement un peu de réalité car mon obsession c’est ça, saisir un peu de réalité


j’aime aussi que mes histoires soient improbables, tordues
qu’elles ne tiennent vraiment pas debout comme on dit, au contraire qu’elles soient bancales, qu’on me dise « mais c’est quoi ça, qu’est ce que ça raconte ce truc ? » , et que ce soit un vrai tour de force ensuite qu’elles tiennent quand même debout sur le plateau
rien n’est plus beau selon moi que l’équilibre précaire
j’aime que ça ne soit pas gagné d’avance,
que ça tienne pas tout seul
que l’écriture des mots, l’écriture du texte ne révèlent pas tout, ne disent pas tout
que tout ne soit pas joué d’avance
parce que dans le fond, mes histoires ne sont que prétextes à révéler des instants, révéler de la présence, présence qui est tout à la fois mystère et concret
présence qui est l’événement majeur, qu’on le veuille ou non, de notre monde là, donc de ce théâtre là


On me demande parfois pourquoi il y a aussi peu de lumière dans mes spectacles.
Comme possible réponse, je pense à la déception qu'on a lorsque le personnage d'un roman qu'on a aimé est représenté dans un film adapté de ce roman. Même si on avait ressenti une grande proximité avec le personnage, en lisant le livre, on se rend compte finalement que cet effet de proximité était trompeur. On ressentait fortement ce personnage mais la précision de ses traits nous échappait, la forme précise de son corps aussi. Finalement on avait une impression de précision alors que plusieurs visages, plusieurs corps, plusieurs éléments concrets et abstraits qui composent une personne se mêlaient, parfois contradictoires. Différents éléments se superposaient dans notre esprit pour composer un être, à la fois vrai et multiforme. Ce visage, ce corps, la personnalité de cet être, avaient cependant la juste complexité des choses et de la relation que nous entretenons avec la réalité, c'est-àdire floue, ambiguë, voir les choses et les personnes sans les regarder vraiment, projeter sur eux une part de nous même, notre imagination, notre désir comblant toutes les aspérités, tous les creux. Cet être, ce personnage était notre création avant tout...L'écrivain, le romancier nous avait donc inclus, sans nous connaître dans le livre, sa création induisait la notre, nous participions à l'écriture du livre... par le désir que nous avions de rendre vivant le ou les personnages (je crois que lorsque nous lisons un livre nous sommes en situation de création, d’être créateurs)
Dans mes spectacles j’essaye ainsi de me rapprocher de la représentation qu’on peut se faire des choses et des êtres en littérature, représentation qui est pour moi la plus authentique qui soit. Je cherche dans mes spectacles le même rapport que celui que nous entretenons avec les personnages d’un livre à la lecture. C’est pour cela je crois que je cherche dans mes spectacles cet équilibre de la lumière entre montrer et cacher, désir de voir et empêchement, et que cette recherche d’équilibre se retrouve également dans tous les autres domaines de l’écriture, du texte et de la mise en scène.


dans nos vies nous cohabitons sans cesse avec l’improbable
l’improbable c’est l’infini par exemple
c’est aussi la mort
car la mort, banalité que de le rappeler, n’a pas de réalité dans le sens d’une connaissance propre, d’une expérience (intérieure),
nous avons l’expérience de la mort des autres mais pas de la notre
en un sens cette non- réalité est une réalité forte de nos existences _l’improbable est une composante essentielle nos vies
notre réalité est faite d’une multitude de non- réalités, une multitude de manques, de secrets et même d’absurdités


bien souvent dans l'écriture du théâtre, il n'y a pas vraiment de place pour ce qui se tisse entre les corps, les êtres
la présence est banalisée parce que bien souvent au théâtre tout ce qui est de l'ordre de la relation est inscrit, contenu dans le texte, la parole, les mots... Ce qui se tisse, ce qui se passe de vraiment important, essentiel entre deux corps est écrasé par la langue.
Je trouve que la langue écrase aussi, et ne fait pas seulement que révéler.
Finalement ce qui se passe entre deux êtres côte à côte parait ne pas être traité par le théâtre autrement que par la parole. Comme à l'école on juge bien souvent l'auteur de théâtre par sa capacité à bien (ou joliment) dire, formuler (clairement). Finalement, très souvent même le non-dit est dit, même la fameuse incommunicabilité, la vanité, le dérisoire de la parole sont exprimés avec des mots.
comme si le mot pouvait tout exprimer
Où est la place pour un chant tout à la fois silencieux et audible ?
Pourtant dans notre monde qu'elle est la crédibilité du dire, où est sa vérité ? et finalement sa validité... La vérité au théâtre je crois que c'est sur le visage, et au coeur de la présence même des corps qu'il faut aller la rechercher maintenant.


les acteurs avec qui je travaille, ne sont pas extérieur au texte et à la mise en scène, ils sont la « matière » même du poème, ils ne disent pas la poésie, ils « sont » le poème même


il est évident que l'art du théâtre doit déborder du champ de la littérature
la littérature a comme support la page, le théâtre, la scène
les comédiens ne doivent pas être seulement des porteurs de texte, juste des porteurs de mots, des amplificateurs du verbe, des récitants inspirés
ils doivent être eux mêmes le plus possible inclus dans le poème théâtral, et pourquoi pas devenir le poème lui-même


pour moi les acteurs font partie du poème et de l’écriture
ils sont inclus dans le temps de l’écriture ça veut dire qu’ils sont indissociables de l’écriture, non pas en tant que co-auteurs du texte, mais en tant que « mot » même, en tant que « partie » du texte


je rêve d’écrire un texte de théâtre incomplet voire incompréhensible sans les acteurs
il manquerait au texte une part
que seuls quelques acteurs au monde pourraient venir éclairer
cela pour chacun des rôles en particulier
pas seulement du fait d’un talent extraordinaire de ces acteurs là
mais du fait simplement de leur être
les mots du texte sans eux ne voudraient rien dire
ce serait seulement quand ces acteurs en particulier se seraient appropriés les mots du texte que ces mots prendraient un sens…
et ces acteurs eux aussi prendraient un sens
les deux ensemble l’acteur, les mots seraient toujours aussi indéchiffrables mais maintenant absolument évidents
évidents comme le sont les choses, les pierres par exemple


Au théâtre je suis assez obsédé par des notions telles que " le poids ", " le concret ", " l'instant ", " l'intensité "
Nous pouvons passer beaucoup de temps en répétition avec les comédiens à rechercher le poids d'un geste, le juste poids d'une parole prononcée.
Ce que j'appelle le poids des choses, c'est la recherche du rapport le plus direct possible (intime peut être) entre l'acteur et les mots du texte, les silences du texte, les gestes et les mouvements.
Je demande aux acteurs d'être concrets, ce qui ne veut pas dire être explicatifs ou logiques, mais de créer un vrai rapport avec les mots qu'ils prononcent (surtout avec les choses que les mots cherchent à atteindre), avec les gestes qu'ils font, avec les partenaires à qui ils s'adressent.
Cela va donc dans le sens d’une recherche de simplicité et à l’inverse d’une recherche d’explication psychologique des agissements des personnages (nous cherchons à montrer, pas à démontrer, nous pouvons montrer sans vraiment comprendre, ni chercher à faire comprendre)
Ce travail qui peut paraître finalement d'une grande évidence et même banalité finit par créer sur un plateau de théâtre un certain climat d'étrangeté du fait même de l'impression qu'on peut avoir (dans certaines bonnes représentations, ce qui n'est pas toujours le cas) que des paroles sont « vraiment » prononcées, que des silences pèsent « vraiment », que des gestes comptent « vraiment ». Ce sentiment d'étrangeté vient du décalage vis à vis de certaines conventions théâtrales (je crois très répandues) qui ont instauré certaines évidences, certaines habitudes, certains réflexes de spectateurs. L’artificiel est devenu la norme. Les notions telles que vérité et imaginaire sont incompatibles. Le vrai ne serait pas poétique.


Je voudrais quand même préciser que ce travail a évidemment ses risques. Et qu'à force de chercher le poids nous tombons parfois dans de la lourdeur ou de la fausse gravité, voire de la tristesse. Il n'y a évidemment aucune recette infaillible pour atteindre le vrai. Je veux dire par là que cette recherche de théâtre implique une certaine irrégularité (plus grande que la moyenne) au niveau des résultats, une certaine irrégularité de la qualité des représentations d'un même spectacle.


Je demande aux comédiens avec qui je travaille de s'engager beaucoup et en même temps je leur demande beaucoup de pudeur, de retenue, cela en réaction peut être à un climat environnant très complaisant avec les émotions, jusqu’à l'exhibition de soi
Finalement je cherche à susciter chez le spectateur un désir d'approche et de rencontre avec les acteurs et avec le spectacle.
Je cherche à susciter son désir de créer lui-même avec sa sensibilité et son imaginaire, une partie du spectacle, une partie du sens. Je cherche une ouverture aux autres, je cherche une rencontre mais je ne fais qu'une partie du chemin. Je spécule sur le plaisir que le spectateur pourrait avoir à faire l’autre partie du chemin. Ce fantasme de la rencontre ne peut pas déboucher à chaque fois sur une vraie rencontre, c'est évident. Des soirs c'est vraiment notre faute, des soirs c'est davantage la faute des spectateurs, un peu paresseux ou pas du tout concernés.
Cette forme de recherche théâtrale est sous tendue bien sûr par une conception particulière des notions telles que « profondeur », « vérité », ainsi que des voies par lesquelles il serait possible d’y accéder (si cela se pouvait)
Des notions qui ne finiront jamais de nous diviser les uns les autres


quand je dis que le théâtre a donné trop d’importance aux mots je veux dire que c’est la chose visée par
le mot qui est l’essentiel,
le mot est une tentative
la chose visée par le langage n’est jamais tout fait « conquise » par lui
c’est ce que nous visons par le langage qui est l’essentiel, ce que le langage s’efforce de saisir, et
d’atteindre
car le langage est un moyen, il n’est pas une fin
(nous avons sans doute fini par imaginer que les gens les plus lettrés, ceux qui maîtrisaient le mieux les mots, maîtrisaient le mieux la réalité) _nous avons eu au théâtre une démarche finalement fétichiste, c'est-à-dire que nous avons donné plus de valeur aux mots, c'est-à-dire aux symboles, qu’aux choses elles mêmes
nous avons renoncé à atteindre les choses et nous nous sommes contentés des mots
nous avons renoncé à l’utopie
nous avons érigé le maniement des mots en science, une science refermée sur elle même
c’est comme cela que nous avons partiellement effacé le monde alentour (les choses, les corps) pour ne garder que l’expression des choses, la symbolisation des choses
nous nous sommes mis au centre quand notre langage est devenu sacré
nous avons sacralisé l’expression au détriment de la chose
le théâtre est devenu un lieu emblématique de ce rapport, lieu où s’affichait cet énorme paradoxe : présence de corps effacés ou relégués au second plan (derrière les mots) et langage écran de toutes matières, présences, corporalités, choses
les vraie choses sont devenues accessoires,
les mots eux-mêmes ont finalement pris le statut de choses, les seules choses, ils sont devenus la fin du théâtre, et le comédien a professionnalisé son rapport au vivant


le théâtre serait un lieu d’expérience
expérience artistique
mais dans le sens d’expérience de vie
expérience sensible, expérience imaginaire, exploration
lieu d’une expérience sensible
l’expérience vaudrait pour le chemin, le voyage, non pour le but


on peut écrire avec de la lumière,
on peut écrire avec de la présence humaine


je crois que pour le moment je ne peux me passer du récit, et de la narration car j’ai besoin du temps pour composer le théâtre que je fais


la présence (humaine !) est l’acte premier du théâtre


je ne crois pas que le théâtre soit le lieu idéal d’expression des bons sentiments
il est plus important que les bons sentiments soient exprimés en actes dans la société,
le théâtre est un lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain
non pas un lieu où nous allons chercher la confirmation de ce que nous savons déjà mais un lieu de possibles, et de remises en question de ce qui nous semble acquis,
un lieu où nous n’avons pas peur de nous faire mal, puisque ce lieu est un lieu de simulacre et que les blessures que nous allons nous faire n’ont rien de commun avec celles que nous pourrions éprouver dans la vraie vie.
il ne faut jamais confondre l’art et la vie


Joël Pommerat

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