: De Mouawad à Camus
Stanislas Nordey d’après des propos recueillis, décembre 2009
Dans Incendies de Wajdi Mouawad, deux femmes, Nawal et Sawda
posent la question de la violence et comment y répondre, c’est
dans cet esprit que nous avons lu Les Justes.
Camus, comme beaucoup de gens, je l’avais étudié au lycée, et je
n’en n’avais qu’une connaissance superficielle. En le reprenant, j’ai
eu à la fois l’impression de le connaître et de découvrir en lui une
complexité inattendue. Dans la manière dont son œuvre avait été lue
et reçue, il me semblait voir des questions demeurées sans réponses.
Mon projet de monter Les Justes a provoqué chez certains une
certaine perplexité, de prime abord. Camus est un peu méprisé en
tant qu’homme de théâtre sur nos scènes publiques. À tort, me
semble-t-il. Le théâtre est l’un des axes de sa constitution, acteur,
chef de troupe, dramaturge, amoureux, tous les fils l’y conduisent.
Avec Camus, j’ai trouvé un lien de parenté avec mon travail au
théâtre, et plus particulièrement celui avec Wajdi Mouawad. On
trouve chez ces deux auteurs des correspondances incroyables: la
recherche désespérée du Sud, cette idée d’un été perdu depuis
longtemps, d’un temps où l’on refuse de se laisser enfermer dans
des cases, où l’on réagit au présent, tout en rejetant les positions
définitives.
Cela dit, même si Mouawad et Camus posent les mêmes questions –
particulièrement celles de la légitimité du meurtre et de la justice -
existe entre eux une différence essentielle: l’écriture. Mouawad
dit beaucoup, dit tout et Camus est dans une épure.
Un monde sans Dieu
Kaliayev : (...) Je ne compte plus sur le rendez-vous avec Dieu. Mais,
en mourant, je serai exact au rendez-vous que j’ai pris avec ceux
que j’aime, mes frères qui pensent à moi en ce moment. Prier serait
les trahir.
- Les Justes, acte IV
Camus pense que, depuis les Grecs, l’art dramatique sait s’emparer
des grands bouleversements de l’histoire et faire évoluer le cours
9 du théâtre. Il situe sa pièce précisément en 1905, au moment où
bascule la question de Dieu. Vingt ans après que Nietzsche ait écrit
“Dieu est mort”.
Dieu disparu, Dieu n’étant plus un repère, l’homme se retrouve face
à lui-même. C’est extraordinaire, terrifiant et, dans la pièce, c’est
essentiel. Particulièrement pour le personnage de Kaliayev, croyant
non pratiquant, qui choisit d’aider l’homme plutôt que de rencontrer
Dieu: “mes rendez-vous sont sur terre”, affirme-t-il.
Kaliayev, avec désespoir : (…) L’injustice sépare, la honte, la douleur,
le mal qu’on fait aux autres, le crime séparent. Vivre est une torture
puisque vivre sépare…
La grande-duchesse: Dieu réunit.
Kaliayev: Pas sur cette terre. Et mes rendez-vous sont sur cette
terre.
- Les Justes, acte IV
La voix du peuple
Kaliayev : Mais nous aimons notre peuple.
Dora : Nous l’aimons, c’est vrai. Nous l’aimons d’un vaste amour sans
appui, d’un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans
nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime t-
il ? Sait-il que nous l’aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel
silence…
- Les Justes, acte III
Des intellectuels se lancent dans l’action au nom du peuple, sans
que le peuple leur ait rien demandé. Des étudiants dont l’exigence
envers le terrorisme est une vie contre une vie, pas davantage.
Dora et Kaliayev se posent la question de savoir si le peuple va les
aimer pour ce qu’ils font, mais le peuple se tait. Et quand la réponse
arrive, tout comme celle de Skouratov, le chef de la police, elle est
loin de ce qu’ils attendent.
Skouratov : (…) On commence par vouloir la justice et on finit par
organiser une police. Du reste, la vérité ne m’effraie pas. (…)
- Les Justes, acte IV
Le théâtre de Camus n’est pas un théâtre à thèse. La pièce
n’affirme rien, les personnages eux-mêmes ne sont sûrs de rien.
Comment leur action s’inscrira-t-elle dans l’Histoire ? Seront-ils vus
10 comme les acteurs d’un instant particulier, ou comme des précurseurs
dont on se réclamera plus tard pour analyser la question du meurtre
politique ?
À l’aube d’une époque nouvelle, nous sommes dans l’enfance de toutes
choses, donc tout reste ouvert. Qu’ils tuent et soient alors amenés
à renier leur humanité, ou bien qu’ils aiment et alors investissent
leur énergie vitale dans l’acte de construire, les personnages des Justes
ne sont sûrs de rien. Ils inventent, s’inventent à chaque
seconde.
Camus met en exergue de la pièce cette phrase de Roméo et Juliette:
“O love ! O life ! Not life but love in death”, et avait envisagé
comme titre La Corde, la corde de la pendaison, celle qui, à distance,
permet aux deux amants, Dora et Kaliayev, de se rejoindre.
L’accomplissement de l’amour ne peut advenir qu’à ce moment-là.
Chez Camus, le sentiment de ne pouvoir aimer complètement, de ne
pouvoir aimer comme tout le monde est omniprésent, se retrouve
dans toute son œuvre, Caligula, Le Malentendu, partout.
Dora : Alors, fais cela pour moi. Donne-moi la bombe. (Annenkov la
regarde.) Oui, la prochaine fois. Je veux la lancer. Je veux être la
première à la lancer.
(…)
Dora : Tu me la donneras, n’est-ce pas ? Je la lancerai. Et plus tard,
dans une nuit froide…
Annenkov : Oui, Dora.
Dora, elle pleure : Yanek ! Une nuit froide, et la même corde ! Tout
sera plus facile maintenant.
- Les Justes, acte V
On trouve chez Camus, comme chez Pasolini, la volonté de se mêler
de tout, d’être à la fois homme de théâtre, philosophe et journaliste
par besoin de rebondir sur l’actualité. Au risque de se tromper. Il
n’y a pas de doxa, il y a le fait de pouvoir être bouleversé par
quelque chose. Le contraire de Sartre qui apparaissait comme un
bloc de certitudes et d’ailleurs cloue Camus au pilori pour L’Homme
révolté, un essai qui cherche et se cherche sans proposer aucune
réponse.
La force des Justes, c’est d’ouvrir sans cesse des questions et
donc de s’ouvrir au public.
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