: Rencontre avec Guy-Pierre Couleau
Propos recueillis par Alain Neddam et Guillaume Claysen
En quoi la lecture des Justes vous a-t-elle donné envie de mettre en scène la pièce d’Alber Camus ?
Il y a d’abord l’émotion brute ressentie à la toute première lecture du texte. J’ai été
immédiatement saisi par la finesse et la force dramatique de cette écriture. Camus construit cette tragédie moderne avec un sens aigu de ce qu’est la représentation théâtrale, de ce lien invisible et si fragile qui unit acteurs et spectateurs. La pièce repose sur cette tension incroyable du projet d’attentat du Grand-Duc. Spectateurs et lecteurs sont pris naturellement par ce suspens.
A côté de cela, Les Justes soulève une humanité bouleversante. Ces personnages de
terroristes que Camus écrit à partir de modèles historiques précis, sont déchirés entre vie et
mort, amour et révolution, espérance et nihilisme. Leur complexité et leurs contradictions
ont nourri en moi la même sympathie qu’avait Albert Camus pour eux.
Mais mettre en scène une pièce c’est aussi penser aux comédiens qui vont la défendre et lui
donner chair. Or tous ces héros tragiques des Justes ont une grandeur dont le théâtre
moderne n’est pas si riche. Camus lui-même exhorte les auteurs de théâtre contemporains
à offrir aux acteurs et au public de grands personnages modernes : « (je veux) montrer que le théâtre d’aujourd’hui n’est pas celui de l’alcôve ni du placard. Qu’il n’est pas non plus un tréteau de patronage, moralisant ou politique Qu’il n’est pas une école de haine mais de réunion. Notre époque a sa grandeur qui peut être celle de notre théâtre Mais à la condition que nous mettions sur scène de grandes actions où tous puissent se retrouver, que la générosité y soit en lutte avec le désespoir, que s’y affrontent, comme dans toute vraie tragédie, des forces égales en raison et en malheur, que batte enfin sur nos scènes le vrai cœur de l’époque, espérant et déchiré. ». Pour des acteurs ces personnages des Justes offrent une matière de travail fantastique.
Enfin, comment ne pas être retenu à la lecture de cette pièce par le thème si actuel du
terrorisme ? Si la voix d’Albert Camus à travers Les Justes résonne de manière aussi
étrange et vraie à nos oreilles, c’est parce qu’elle est nourrie de prophéties sur son époque et sur la nôtre.
Justement, quel écho rencontre Les Justes dans notre monde contemporain ?
La pièce a plus de soixante ans et parle d’évènements qui ont plus d’un siècle. Représenter
Les Justes au théâtre en 2007 c’est donc traverser un siècle entier de terrorisme et éclairer
notre réflexion sur le monde d’aujourd’hui et ses crises à partir du questionnement critique
qu’adressait Camus à ses contemporains. Certaines phrases de la pièce semblent être des
citations du temps présent. C’est toute l’originalité et la profondeur de ce grand écrivain
d’avoir situé historiquement cette tragédie sans pour autant en faire une pièce historique.
Voilà pourquoi ces révolutionnaires de 1905 tels que les fait revivre Camus continuent de
dialoguer avec nous. Les Justes fait écho à notre temps, aux déflagrations de nos villes et de
nos quotidiens. Ils ne disent pas exactement le terrorisme d’aujourd’hui, mais ils l’évoquent
et je ne peux m’empêcher, en lisant la pièce de Camus, de penser à ces mains qui, quelque
part, aujourd’hui, donnent la mort, à ces ceintures d’explosifs soigneusement fabriquées
dans l’espoir idéalisé d’une vie meilleure. Je pense à ces détonateurs qui fauchent
l’innocence aveuglément, à ces regards d’enfants méprisés, ignorés, tués. Je pense à cette
vie fragile, belle, indispensable, anéantie.
Mais les personnages de Camus ne sont pas seulement des terroristes. Sinon pourquoi les
appeler « les justes » ? Ils sont aussi des « résistants » à une oppression, une tyrannie, et
Camus se sent proche de ces hommes et de ces femmes. Quatre ans séparent l’écriture de
la pièce de la fin de l’Occupation. Camus s’est lui-même engagé dans la Résistance. Il a lutté
contre l’ordre injuste et barbare qu’imposaient le Nazisme et la Collaboration. Ces
révolutionnaires de 1905 sont donc aussi pour lui des frères de lutte et de révolte. Asservis,
comme le reste du peuple russe, ces héros tragiques se sont battus pour une juste cause.
Mais Camus ne les sauve ni de leur noirceur ni de leur violence. Devant ce qu’ils nomment la
tyrannie, leur seule arme est la terreur, par tous les moyens. Ils tuent pour que d’autres
vivent et ils se tuent pour que naissent des temps meilleurs qu’ils ne verront jamais, en
justifiant leurs meurtres par leur propre mort inéluctable. Là est leur impossible : dans
l’irréparable déchirure entre le geste de tuer au nom de la justice et l’idée de sauver la vie
pour la Liberté.
Cette problématique de la résistance qui traverse la pièce me touche particulièrement car
elle constitue pour moi un questionnement profond et représente l’un des fils conducteurs
essentiels de mon travail théâtral.
Comment s’est fait le travail de mise en scène sur Les Justes ?
Au théâtre, pour Camus, « le corps est roi ». Cette formule peut sembler paradoxale à la
lecture des Justes. Le combat entre ces différentes figures historiques paraît se situer sur
un plan strictement idéologique. Les conflits qui animent ces personnages portent avant tout
sur des positionnements moraux et politiques. Où est donc le corps dans tout cela ? Et
comment faire surgir le corps sur scène ?
Ces terroristes ne sont pas des meurtriers ordinaires. Ils tuent en justifiant leur acte par la
cause qu’ils défendent. Toute leur existence est consacrée à ce combat contre l’oppression
du peuple. Le corps, les sentiments, et tout ce qui fondent la subjectivité d’une personne,
sont en porte à faux avec cet engagement politique total. Mais peut-on s’empêcher d’aimer
un homme ou une femme pour la Révolution ? Peut-on oublier son corps, la fatigue qu’il
porte en lui mais aussi les désirs qui le traversent, pour n’être plus qu’une machine à tuer ?
Ce qui intéressait probablement Albert Camus chez ces révolutionnaires, ces jusqu’aux
boutistes, c’est ce sacrifice du moi sur l’autel de l’Histoire. « Je…La Russie sera belle », dit
Kaliayev à ses camarades juste avant l’attentat. Mais ces personnages qui s’interdisent de
dire « je », ont un corps et des sentiments qui continuent de résister au « point de vue de
l’idée » et qui s’expriment de manière indomptable. Les comédiens ont travaillé sur ce corps
refoulé et essayé de chercher à partir de la langue même de Camus ces pulsions
inexorables de la chair. Un combat tragique a lieu alors sur scène entre une idéologie
incorporée et un corps réfractaire à toute idéologie.
J’ai cherché dans l’esthétique du spectacle à ne pas être trop loin d’aujourd’hui. En décalant
vers nous la référence historique, en faisant jouer la pièce dans un temps plus proche du
nôtre que celui de la Russie de 1905, je me suis attaché à rendre vivante la volonté de Camus
de ne pas faire des Justes une pièce historique mais plutôt un détour par l’histoire qui
convoque le présent et l’avenir.
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