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: Présentation

par Piotr Gruszczynski (dramaturge)

Il est impossible de traduire le roman de Marcel Proust vers une autre langue, tout comme il est impossible de le traduire en langage de théâtre. Par la force des choses, l’auteur de toute adaptation théâtrale doit d’emblée se mesurer à cette impossibilité, tout en restant conscient que le chemin qu’il poursuivra restera toujours une hérésie en comparaison de l’œuvre de Proust. Pourtant, ce dernier fut lui-même un hérétique du roman, et, surtout, un hérétique dans son rapport aux finalités et à la vocation de l’art. Névrosé obsessionnel, il créa une œuvre qui dépasse de loin les possibles de la littérature, une œuvre inhumaine, dont la beauté naît des tares de l’espèce humaine, décrites et classées à la manière d’un botaniste.


Il faut donc d’abord absorber Proust, pour aussitôt couper le cordon ombilical et poursuivre son propre chemin. Chaque choix sera irréversible, mais la détermination exige de se donner la liberté d’être irresponsable.
La lecture de Proust est un acte aussi obsessionnel que le fut son écriture. Proust nous inonde de sujets, d’images et de personnages. Il produit une «aura», il nous fait entrer dans un «état proustien». Cet état n’a rien à voir avec un voyage sentimental à travers les souvenirs, pas plus qu’il ne consiste à se complaire dans les parfums de la belle époque. En plongeant dans l’écriture de Proust, on se rend vite compte qu’on est dans la tête d’un radical dont la perception du monde est extrême- ment aiguë. Cet homme-là voit les faux-semblants tapis sous la surface de la vie. Il voit la décomposition de la vie, des corps, des relations et de la société. Il voit que les hommes et les nations sont des morts-vivants.
Proust trouve des sujets qui, l’un après l’autre, font scandale. Il invente aussi une chose impossible: la figure du narrateur qui, malgré lui, devient témoin des vices de son époque. Il observe, il absorbe et devient un dé lancé à toute personne qui croise son chemin. Proust, dans sa réclusion tendue de liège, avec des années d’immersion dans la solitude et dans l’écriture, a lancé un dé à son époque. Ses observations présentent souvent la force d’un reportage, mais témoignent aussi de la distance d’un poète ou d’un philosophe. Elles ne pardonnent rien à notre époque, elles flétrissent les tares d’une société qui n’a de cesse de vivre au bord d’un désastre définitif. Proust reste discret. Il ne cherche pas à «épater» par des scandales qui furent aussi nombreux à son époque qu’ils le sont de notre temps. Au contraire, il camoufle ce qui est scandaleux. Peu de personnes seront ainsi capables de détecter dans son roman ce passage où il est question d’une entrée séparée pour les personnes d’origine juive dans un club pour gentlemen. On l’apprend presque par hasard, au moment où le narrateur attend Robert de Saint-Loup dans une partie moins élégante du club, destinée à des membres ne bénéficiant pas de privilèges. Meurtri par ses nombreuses obsessions, il est à l’étroit, sur un canapé placé en face de l’entrée. Il remarque que la porte n’est pas belle, que, sans arrêt, quelqu’un entre ou sort, les courants d’air l’exposant à un froid pénétrant. Le narrateur, qui lui, avait pris une autre porte, n’exacerbe pas les manœuvres ségrégationnistes de ce lieu d’élégance. Il décrit le phénomène «en passant». C’est que ce narrateur ne représente pas l’auteur, lui-même originaire d’une fa- mille juive assimilée. À l’époque de l’affaire Dreyfus, il n’a pas eu, contrairement à l’auteur, à s’expliquer, et à nier, de manière claire et nette, ses origines juives. Contrairement à l’auteur, le narrateur n’a pas eu à enlever de son roman cette phrase où les traits de sa mère, adorée jusqu’à la limite de l’hystérie, sont décrits comme « sémites ».
Le scandale de l’antisémitisme perce aussi dans le roman avec l’affaire Dreyfus, qui montre un partage profond de la société, et l’exaltation liée à cette affaire. Mais les scandales proustiens vécus par le narrateur ne s’arrêtent pas là. L‘homosexualité en constitue un autre. Elle n’est pas un sujet de conversation mondaine, mais introduit une ligne très forte, liée aux jalousies impossibles. Elle est aussi un objet d’observation méthodique, décrite comme on décrirait les migrations d’une espèce humaine dans un atlas: les habitants de Sodome, chassés de leur ville, se sont répandus dans le monde entier... Ce scandale mène à un autre, pourvu d’une objectivité qui nous laisse impuissants – le scandale de la guerre qui se déverse sur l’Europe comme la lave du Vésuve sur Pompéi. À l’intérieur de ce «bordel masculin» qui prospère à Paris en temps de guerre, on sent déjà l’annonce des liaisons masculines ambiguës qui seront la force motrice de la prochaine Guerre Mondiale.
Un scandale supplémentaire vient se superposer à cette réalité objectivement scandaleuse – le scandale du «temps», évoqué dans le titre, ce temps qui, au lieu d’enrichir les hommes par des souvenirs, leur fait vivre l’expérience de la transition, de la vieillesse et de la mort. Il les touche de cette maladie étrange dont on ne sait que faire. Il est probable qu’aujourd’hui, la galerie des morts-vivants proustiens du Temps retrouvé compterait des exemplaires de ces femmes et de ces hommes qui, voulant se soustraire à la fuite du temps, recourent à la chirurgie esthétique pour prendre finalement une apparence inhumaine – sans parler de la nécessité, pressentie par Oriane de Guermantes, de porter des décolletés après la mort, d’exhiber les os et les vers qui dévorent le cadavre. Ce Campo Santo dirige notre attention vers la corporalité soumise à la transformation, vers de nouveaux possibles. Qui sait, peut- être même vers la solution idéale que pourrait constituer un hermaphrodite abolissant la séparation des sexes? Peut-être pourrait-il devenir la source d’un nouveau scandale ?


Tel est l’état de l’humanité comme point de départ de notre travail théâtral – donné par ce texte, cette impossible matière proustienne. Les Français est un voyage très personnel de Krzysztof Warlikowski et de son équipe. Leur cheminement mérite le nom de «trip»: une recherche acharnée dans un état de possession totale. Cet état, radicalement différent du quotidien et de sa nullité minutieuse, a toutes les chances de gagner le public.

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