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Les Estivants

+ d'infos sur le texte de Maxime Gorki traduit par Martine Bom
mise en scène tg STAN

: « Nous sommes ces estivants »

Wouter Hillaert pour le théâtre De Warande, Turnhout (Belgique), 23 septembre 2010

« Je voudrais aller quelque part où vivent des gens simples et sains, où on parle une autre langue, où on se consacre à des choses importantes. »


Varia la mélancolique, épouse de Bassov le bon vivant passablement superficiel, ne prononce pas ces mots, elle les lâche dans un soupir. Son environnement lui semble tellement insignifiant. Une vingtaine de gens de la bonne société russe passent, comme d'habitude, l'été dans leur maison de campagne. Ce qu'ils font, c'est ne rien faire. Cela peut sembler merveilleux, mais c'est futile – voilà le mot. Ils remplissent leurs journées de palabres, d'aspirations et séductions vaines, de reproches, de regrets à propos de l'existence passée, et ils se font trop peu de soucis à propos de ce qui va venir. Chalimov l'auteur, Vlas le clerc, Kaléria la poétesse romantique, Rioumine l'amoureux tragique, Olga la mère de famille – ils sont tous exaltés, mais leur engagement envers eux-mêmes et leur communauté est nettement moins estimable. Voici l'homme : il vivote, mais sans plus savoir pourquoi ou à quelle fin. « Le soleil se lève et puis se couche, mais notre coeur est plongé dans l'obscurité éternelle. » Pourtant, l'atmosphère n'est pas désespérée ; chez certains, elle est même légèrement exubérante. Ce mode de vie apathique semble un choix délibéré.


Un Tchekhov manqué


C'est justement cette léthargie assumée qui constitue la grande différence avec Tchekhov, que ces Estivants évoquent sans cesse. Il y la même culture tragicomique des bavardages sans fin sur tout et n'importe quoi. Il y a le même apitoiement sur son propre sort, qui semble typiquement russe, aussi mélancolique que naïf, et par là même souvent d'une gaieté désarmante. La classe sociale qui est ridiculisée dans la pièce, est également la même : les personnages des Estivants représentent un échantillon de l'élite russe nantie qui avait assisté en 1861 à l'abolition du servage et qui savait que son moment de gloire sous la souveraineté du tsar touchait à sa fin. On voit aussi les mêmes rapports, visiblement encore peu hiérarchisés, entre, d'une part, ces personnages haut placés et, d'autre part, leurs serviteurs aimés et les fonctionnaires moins chanceux (car travaillant pour un salaire) qui gravitent dans leur cercle. Indépendamment de son rang ou de son statut social, tout le monde a le droit de dire des choses sensées ou de proférer des bêtises. À première vue, Gorki semble presque représenter une société égalitaire. Nous sommes en 1904, l'année de la mort de Tchekhov et de l'écriture des Estivants par Gorki, quasiment comme une suite à La Cerisaie de Tchekhov, qui se termine par l'abattage des cerisiers, avant la construction des maisons de campagne. Il faut dire que Gorki vouait une admiration sans bornes à Tchekhov.


Mais il y a une différence fondamentale : alors que Tchekhov dépeignait plutôt des individus, Gorki définit surtout ses personnages comme appartenant à une certaine classe sociale. Il fait preuve envers eux de bien plus de scepticisme que d'amour ; il a clairement une opinion quant à leur oisiveté. Si chez Tchekhov, cette inaction est tragique, elle est politique chez Gorki. Ce dernier semble suggérer que, sous les apparences, ces estivants qui s'ennuient ne ressentent aucun intérêt pour les quelques rebuts de la société qui font une apparition dans la pièce, dont une troupe de mendiants dans le deuxième acte (alors que le vagabond qui demande l'aumône dans La Cerisaie n'obtient pas seulement de l'argent, mais aussi une brève conversation et de la compassion). L'idéalisme ostentatoire et les théories grandiloquentes sur l'amélioration de la vie et de la société que débitent les personnages des Estivants ne sont pas une caractérisation, mais une condamnation. Pour Gorki, ce sont des paroles creuses. Ses convictions personnelles ressortent le plus clairement dans la réplique clé de Maria, « l'idéaliste » : « Il faudrait que nous soyons différents, nous tous. De l'une ou l'autre façon, nous sommes des enfants d'ouvriers. Avant, il n'y avait pas de personnes cultivées directement en contact avec les masses populaires. Aujourd'hui, si. Et c'est pour cette raison que nous devons être différents. Nous devrions avoir la volonté de changer leur vie, de l'élargir, de l'alléger. Et pas par pitié ou par charité, mais pour nous-mêmes, pour ne plus ressentir cette maudite aliénation, pour ne plus percevoir ce gouffre qui nous sépare de nos semblables qui nous regardent et nous voient comme l'ennemi qui profite de leur travail. Nous leur avons tourné le dos et nous nous sommes fourvoyés. »


Le style dramatique employé est la seconde différence avec l'oeuvre de Tchekhov. Chez ce dernier domine le sous-entendu, la suggestion du non-dit, dont peut naître en scène une émotion qui constitue le message existentiel proprement dit de ses pièces. Tchekhov parle en faisant ressentir. Gorki, en revanche, certainement dans la tirade citée, fait appel à la dramatisation : il communique par le biais des paroles mêmes. Il dit ce qu'il en est. C'est à la fois sa faiblesse et sa force. Il lui manque clairement le raffinement subtil de son maître honoré (du point de vue structurel aussi, Les Estivants est plutôt une bouillie composée de trop de personnages, déclarations, futilités et aphorismes philosophiques, plutôt qu'un menu équilibré construit pas à pas comme chez Tchekhov). Mais par l'expressionnisme de toutes ces masses de texte qui s'entrechoquent, la pièce pose un défi bien plus grand et plus haut en couleurs à une troupe de comédiens. C'est du moins l'avis de Frank Vercruyssen de Tg STAN : « Le fait que Gorki soit dépourvu de l'intelligence et de l'élégance de Tchekhov a l'avantage qu'il peut soudain faire dire des choses très rudes par ses personnages : “Je finirai par t'abattre, sale pute !” Bing, brusquement, une grosse claque en pleine figure. Cela le rend incroyablement spirituel. »


Maxime Gorki, l'amer


Il est clair que Les Estivants baigne dans l'atmosphère de la Révolution russe de 1917, qui s'approche à grands pas. On sent que Gorki ouvre la voie au prolétariat, défend la révolution de gauche, règle ses comptes avec l'aristocratie de fortune. C'est ainsi que Gorki (1868-1936) a grandi : devenu orphelin très jeune, il a fait l'expérience de la pauvreté et il a dû travailler dès l'adolescence à bord d'un bateau à vapeur, dans une biscuiterie, aux chemins de fer et comme clerc d'avocat. Son existence n'a pas dû être spécialement agréable. Il est devenu politiquement actif, a été arrêté pour activités révolutionnaires et a fait une tentative de suicide à l'âge de dix-neuf ans – la balle a raté son coeur. C'est caractéristique de l'auteur, il « veut », mais ne « peut » pas ; cela prendra une tournure foncièrement tragique dans ses rapports au communisme musclé de Staline. En tant qu'auteur, avec son roman La Mère, il est à l'origine du réalisme social ; en tant que citoyen, il avait une attitude nettement plus critique envers les pratiques du régime communiste. Dans les années 20, il s'exila même volontairement ; Staline en personne le rappela en 1931 pour prendre la tête de l'Union des écrivains soviétiques. Sous la coupe de Staline, Gorki subit la terreur qui frappa nombre de ses collègues, sans jamais user de son influence pour empêcher leur exécution. Mais le protégé souffrit aussi lui-même des actes du pouvoir suprême ; son fils fut assassiné en 1934, et il mourut lui-même deux ans après d'une crise cardiaque dans des circonstances tout aussi suspectes. Il ne lui restait probablement pas grand-chose des idéaux qu'il défendait avec une telle ardeur, trente ans auparavant, dans Les Estivants. Ce n'est pas un hasard s'il avait pris « Gorki » comme pseudonyme (il s'appelait en réalité Alexeï Maximovitch Pechkov) ; ce mot signifie « amer ». L'une de ses affirmations les plus souvent citées, sur sa conception de l'homme, illustre bien cette attitude : « méprisant l'homme tel qu'il est, respectant ce qu'il aurait pu être ». Gorki croyait en un monde perfectible, pour autant que l'homme soit prêt à agir en fonction de cette utopie. Mais c'est justement cette action qui fait entièrement défaut dans Les Estivants et qui est à la base de sa critique de l'ancienne aristocratie de fortune.


Tous des estivants


Quel sens peut encore avoir actuellement une pièce si solidement ancrée dans l'histoire ? Les différences entre cette époque et la nôtre sont considérables. Alors que l'on peut lire Les Estivants comme le récit de l'avènement de la gauche, nous semblons en ce moment assister à sa fin, du moins sur le plan politique. Par le plus grand des hasards, la création de cette pièce par STAN a eu lieu en juin, juste avant les élections fédérales remportées haut la main par la N-VA (le parti nationaliste flamand – NDT). Assurer ses besoins personnels est devenu l'engagement principal de notre époque ; la solidarité a dégénéré en une série de brefs événements collectifs en marge de catastrophes relayées avec beaucoup d'emphase par la télévision ou la radio. Existe-t-il encore une classe ouvrière ? En Occident, nous sommes quasiment tous devenus des bourgeois. Dans quelle mesure la classe sociale dépeinte dans Les Estivants se distingue-t-elle encore de nous ? Prenons comme exemple l'intelligentsia de gauche, largement représentée dans le monde des arts et les salles de théâtre. Nous nous débattons tous avec un sentiment d'agacement difficile à admettre, également vis-à-vis de nous-mêmes. Que faire ? Par où commencer ? L'alternative au système dans lequel nous vivons est difficilement imaginable de nos jours, tandis que se multiplient les critiques populistes et anti-intellectualistes dirigées depuis la base et l'extérieur contre « l'élite artistique ». Celle-ci serait une petite clique repliée sur elle-même, végétant grâce à l'argent de la communauté. C'est précisément le reproche que Gorki projette sur ses personnages dans Les Estivants. Conclusion : aujourd'hui, il n'est plus possible de représenter ce groupe d'estivants comme existant en dehors de nous-mêmes. Nous sommes ces estivants.


Tg STAN a une longue tradition de transpositions actualisées de ce type. Lorsque le quatuor anversois crée un spectacle commun, une fois par saison, il aboutit presque automatiquement au drame bourgeois d'Ibsen, Schnitzler, Molière, Tchekhov, Bernhard, Pinter, Ayckbourn... Le plus souvent se présente sur scène une classe sociale supérieure qui s'est détournée de la réalité et qui se divertit en papotant ou en se plaignant sans arrêt, afin de ne pas apercevoir l'abîme béant sous son existence. L'analyse proposée par ces spectacles de STAN est littéralement la suivante : nous sommes en crise, coincés dans un statu quo, livrés à une apathie occidentale selon laquelle tout projet idéologique semble perdu d'avance. Bref, nous ne savons plus où nous en sommes. Chez STAN ne s'entend que rarement une dénonciation des autres ; c'est un « auto-examen », une analyse de ce qui nous est partiellement imputable. Une confession intègre.


On peut également considérer Les Estivants sous cet angle, dit Damiaan De Schrijver : « Pour moi, il s'agit de la léthargie dans la réflexion. Nous avons livré le combat pendant nos jeunes années. À l'époque, nous étions peut-être davantage politiquement engagés ou plus francs. Plus radicaux, aussi. Et nous voilà à présent, avec nos meubles design et notre intérêt exagéré pour la bonne chère et la boisson. Tout est devenu de la gastronomie tape-à-l'oeil, l'apparence prime. C'est symptomatique pour tant de choses, aujourd'hui. Et cela me met en colère, parce que j'y ai contribué dans une certaine mesure. Oui, nous nous sommes embourgeoisés, nous devenons mous. On porte toujours une part de responsabilité. Mais il faut d'abord mettre le doigt sur sa propre plaie. Je crois que c'est ce que nous faisons avec cette pièce. »


Une petite fête dans la salle


On pourrait jouer cet engagement comme une absence totale de perspective, comme un trou noir sans fond. Si STAN commence effectivement dans le noir, dès que les soleils artificiels se sont levés au-dessus de la scène, un tourbillon se met progressivement en marche ; il ne s'arrête que bien après la moitié du spectacle. Les comédiens échangent spontanément leurs rôles, font du va-et-vient, traînent des éléments de décor depuis la salle, entretiennent un rythme solide. Le plateau semble un carrefour où passe un trafic venant de toutes les directions. L'atmosphère n'est pas au renoncement, elle est gaie. L'apathie se change en légèreté enjouée. Cela s'est spontanément mis en place au cours des répétitions, dit Frank Vercruyssen : « Nous étions en fin de saison, et nous avons tous convenu de ne pas raconter de fadaises et de ne pas trop se casser la tête, mais de créer une pièce spirituelle pour toute une soirée. C'est aussi l'impression que donne Les Estivants : très estivale, très festive… »


(…) Un nouvel optimisme a-t-il vu le jour ? Ou s'agit-il d'une simple négation, donc bien plus décadente : rire ensemble de l'impasse dans laquelle nous sommes arrivés, à bord d'un Titanic échoué ? Dans Les Estivants, le style de jeu très personnel de chacun des STAN et de leurs cinq invités fait toute la différence : chacun d'eux prend le jeu entièrement à son compte, à partir d'un engagement personnel envers son rôle. C'est ainsi que nous connaissons les STAN : nous ne voyons pas de personnages, mais des personnalités au travail. L'effet est important : cette version festive des Estivants ne condamne pas l'humanité tout entière, mais représente le vide de quelques individus. Cela signifie que le changement reste envisageable, qu'il ne s'agit pas ici d'un nième chant du cygne de notre culture, comme le théâtre aime les multiplier ces dernières saisons. L'aspiration de Varia à cet autre monde où on parle une autre langue reste intacte. Le théâtre en tant qu'horizon.


Car même si Gorki n'est pas un sublime Tchekhov, les réflexions philosophiques sur l'amour, la masculinité et la féminité, l'évolution et la révolution, la vie et son sens, qu'il passe aussi en revue dans cette pièce, continuent pleinement à inspirer. Au moins toutes les cinq phrases, on entend une formule qu'on voudrait accrocher au-dessus de son lit. Prononcées et rendues vivantes par les STAN qui témoignent d'une envie forcenée de jouer, ces paroles produisent effectivement la soirée de théâtre estivale envisagée lors des répétitions. Même si l'automne plane sur l'Occident, le théâtre parvient ici à nourrir encore l'idée que l'été reviendra un jour. Laissez-le venir à vous et profitez-en.

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