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Les Concerts Brodsky

+ d'infos sur le texte de Dirk Roofthooft

: Entretien avec avec Kris Defoort et Dirk Roofthooft

Dans Les Concerts Brodsky, Dirk Roofthooft et Kris Defoort analysent la couleur de la mélancolie.

« Dès que l’on croit savoir une chose, il faut immédiatement l’oublier à nouveau »

Un homme de lettres et un magicien du son. Deux âmes tourmentées et fragiles. Le comédien Dirk Roofthooft et le compositeur Kris Defoort, tous deux de grands spécialistes de leur domaine respectif, sont en permanence en quête de nouveaux défis. Après l’opéra House of the Sleeping Beauties, les deux artistes sont à nouveau réunis autour, cette fois, du lyrisme de Joseph Brodsky (1940-1996), poète russe exilé aux Etats-Unis.

Kris Defoort : Le nom de Brodsky nous est venu à l’esprit avant même que Guy Cassiers et moi-même ne produisions House of the Sleeping Beauties. Après The Woman who Walked into Doors, nous souhaitions collaborer de nouveau dans le cadre d’un opéra. Mais nous ne connaissions pas encore le thème que nous allions aborder. A cette époque, un nombre incalculable de livres, de scénarios et de livrets, parmi lesquels l’oeuvre de Brodsky, ont été passés en revue. Dirk en a entendu parler. (Sourire) Guy et moi-même avons été invités par Dirk à une soirée prestigieuse au Toneelhuiszolder durant laquelle il nous a quelque peu exposé l’oeuvre de Brodsky. Nous avons passé une soirée magique mais nous n’avons pas été convaincus et nous avons finalement opté pour House of the Sleeping Beauties de Yasunari Kawabata.


Il s’agit tout de même d’un beau coup de pub, Dirk. Pour quelle raison souhaitiez-vous aborder aussi ardemment l’oeuvre de Joseph Brodsky ?


Dirk Roofthooft : Durant le tournage d’un film de Bob et Bobette, dans lequel j’incarnais Lambique, (Le Diamant sombre, 2004, red), j’étais dans ma chambre d’hôtel à Rotterdam en train de zapper, de lire le journal, de faire quelques pas… C’est alors que je suis tombé sur un programme de fin de soirée de VPRO intitulé Dode Dichters Almanak (L’Almanach des poètes disparus) dans lequel des poètes décédés lisaient leurs oeuvres. Ce soir-là, l’émission était consacrée à Joseph Brodsky qui lisait Nature Morte, en langue russe. Soudainement, le monde s’est arrêté de tourner. J’ai cessé toute activité. Je me suis mis à regarder cet homme, à écouter sa voix sans éprouver le besoin de lire la traduction en bas de l’écran. A la manière dont il lisait, par sa concentration, le ton qu’il employait, j’entendais que ce qu’il lisait était extrêmement pressant. Il faisait passer un message très urgent. Face à cette urgence, tout ce que j’avais pu faire les jours précédents, le tournage, me semblait soudainement futile. A partir de cet instant, je me suis intéressé de plus près à Brodsky et j’ai commencé à lire toute son oeuvre.


Où se rencontrent la langue et la musicalité dans les poèmes de Brodsky?


Roofthooft : La musique est son langage. Brodsky était persuadé que la sonorité des mots peut être plus importante que leur signification elle-même. Le plus éloquent, c’est la requête de Brodsky adressée à son traducteur: « Si le sens vous pose un problème, tentez de trouver une solution qui respecte la mélodie et le rythme, même si vous devez utiliser d’autres mots ». L’exemple le plus typique de cette argumentation est le terme wodorosli, qui signifie algue en russe. Brodsky l’utilise pour se décrire lui-même lorsqu’il se confie sur son exil en dehors de la Russie. Telle une algue accrochée à la coque d’un navire, il a été contraint de fuir vers sa terre d’accueil. En outre, le mot wodorosli se caractérise par une sonorité sublime. Je ne parle pas le russe mais ce terme éveille mon imagination, contrairement à son équivalent en néerlandais.


Defoort : Selon moi, toute la force de l’oeuvre de Brodsky, et de tout bon poème ou de l’art en général, réside dans le fait qu’à la première lecture, on n’est pas en mesure d’en saisir immédiatement toute la signification. Je trouve l’art très ennuyeux lorsqu’une oeuvre dévoile directement tout son sens. Mais attention, les vers de Brodsky sont limpides, mélodieux et parfaitement compréhensibles. Ils se prêtent merveilleusement à la déclamation. Néanmoins, le sens du poème dépasse ce que l’on entend. Ces vers entrent ensuite dans une seconde dimension, explorent d’autres voies que le rationnel, ils frappent l’inconscient. Vous pouvez très bien emmener ces poèmes chez vous et en revoir la signification par après. Je crois cependant que chacun sera touché au plus profond de lui-même.


Roofthooft : C’est précisément ce que j’ai ressenti dans cette chambre d’hôtel à Rotterdam: je ne comprenais pas le poème déclamé en russe par Brodsky, mais j’avais le sentiment d’en saisir chaque mot. Je savais ce dont il parlait.


En tant qu’acteur et musicien, abordez-vous le matériel de manière différente? Ressentez-vous une influence de l’un sur l’autre à cet égard ?


Roofthooft : Vous savez, je suis un homme de lettres, les mots me passionnent au plus haut point, mais, en même temps, le mot reste extrêmement limité. Si je dis « table », je ne me représente qu’une table. Mais si Kris joue une mélodie sur son piano, il est très probable que je vois une table, alors que vous, vous verrez plutôt un coucher de soleil. Bien que je tente de m’éloigner de plus en plus du mot, je suis victime des contraintes de ma langue. Par conséquent, j’apprécie énormément le fait de me retrouver à côté de quelqu’un qui utilise ce même matériau et qui compose une oeuvre moins littérale. La musique de Kris me donne souvent l’impression de voir les textes sous un autre angle. Une seule note de son piano balaie en un clin d’oeil l’interprétation d’un texte à laquelle je croyais depuis cinq ans, je découvre soudainement ce poème sous un aspect différent, il se pare d’une nouvelle teinte.


Defoort : L’approche est évidemment distincte: Dirk décompose les textes mot après mot alors que, pour ma part, je les aborde de manière plus intuitive et instinctive, presque atmosphérique. Je tente de créer un cadre correct sur le plan musical au sein duquel Dirk se sent libre. Ce cadre influence la façon dont il s’exprime, mais il produit également un effet inverse: lorsque je sens que Dirk ne trouve pas immédiatement le ton, j’adapte ma composition et mon jeu. C’est un échange de bons procédés.


Lorsque vous êtes sur scène, il vous arrive d’improviser. N’est-il pas risqué de travailler sans filet ?


Defoort : Dans cette perspective, je suis évidemment un authentique jazzman et j’ai la chance de pouvoir collaborer avec un homme de lettres aussi flexible que Dirk. Bien entendu, nous définissions un canevas musical. Mais si Dirk se sent l’envie de suivre une autre direction, ou si certaines intonations changent, je suis prêt à adapter ma composition. J’ai en outre l’impression que le texte de Brodsky requiert cette flexibilité. Je crois que si ses poèmes devaient être liés à une composition classique récurrente, l’urgence de ce qu’il déclame disparaîtrait. Nous jouons au moment présent, chaque soirée est différente, à l’instar du public et du contexte. Aucune représentation n’est identique.


Kris, vous avez aussi bien de l’expérience dans le domaine de la musique classique que dans celui du jazz et de la musique contemporaine. Quelle est celle qui vous est le plus utile dans le cadre du spectacle Les Concerts Brodsky ?


Defoort : C’est difficile de répondre car je n’établis aucune distinction entre ces trois genres. Selon moi, tous les registres sont liés. Pour chaque projet, je pars de zéro et je me laisse emporter par les éléments de base, en l’occurrence le texte de Brodsky et le jeu d’acteur. Le résultat n’est pas une composition que l’on peut situer dans l’un ou l’autre registre. Le langage musical se développe de manière organique, et je me sers de toutes mes expériences et de mes diverses influences: jazz, baroque, renaissance, contemporain. La musique possède sa propre « couleur », une atmosphère intrinsèquement liée à l’oeuvre de Brodsky.


Quelle est cette couleur ?


Defoort : Je dirais une sorte de vert foncé mélangé à du bordeaux. (Il s’adresse à Roofthooft) Et toi Dirk, tu lui mettrais quelle couleur ?


Roofthooft : Du brun, des tons foncés délicats, des couleurs automnales, à la fois réfléchissantes et mélancoliques. Comme l’écrit également Brodsky : en prenant une certaine distance contemplative par rapport aux éléments, sans pour autant que cela ne devienne conceptuel ou froid car trop d’émotions sont impliquées.


Defoort : En effet, cette dualité de la proximité et de la distance est frappante. Dans ses poèmes, Brodsky se focalise en permanence sur les détails de la vie et, l’instant d’après, adopte une vision plus globale. Il incite à la réflexion métaphysique sur le sens de ces détails. J’ai à mon tour tenté d’utiliser cette méthode dans mes compositions.


Roofthooft : Le poème The Hawk’s Cry in Autumn est à cet égard un excellent exemple: lorsqu’un faucon prend son envol et s’élève toujours plus haut dans le ciel, il perçoit les éléments de son entourage sous une perspective différente, ils revêtent une autre signification. Brodsky m’a permis de me rendre compte d’une chose que je connaissais déjà, intuitivement: l’art consiste à zoomer sur la vie et à revenir en arrière. L’artiste se concentre sur les détails qui sont passés inaperçus au premier regard. Néanmoins, dès que ces détails deviennent une fin en soi, il est temps de prendre du recul. C’est ce que Brodsky fait en permanence: il offre un regard, mais aucune perspective ne peut durer ou n’est contraignante. Dès que l’on croit savoir une chose, il faut immédiatement l’oublier à nouveau.


Avez-vous sélectionné les poèmes en fonction de leur contenu?


Roofthooft : Tous les poèmes parlent de la fuite du temps et de soimême, que l’on ait ou non quelqu’un à ses côtés. Brodsky est mort dans la fleur de l’âge, il n’avait que 56 ans. On sent que cet homme a souffert d’être éloigné de la Russie, la nostalgie qu’il ressentait à l’égard de son pays natal transparaît dans tous ses poèmes. Après son exil, ses parents ont mis tout en oeuvre pour le suivre mais leurs tentatives d’émigration n’ont jamais abouti et il n’a jamais revu sa famille. Brodsky confie à ce propos que ce qui lui manque par-dessus tout, c’est le fait que ses parents ne lui aient jamais appris à mourir. Il ne les a pas vu mourir et n’a pu assister à leurs funérailles. La façon de mourir est pourtant la dernière chose que l’on apprend de ses parents. Toute son oeuvre est inspirée de ce combat.


Est-ce un hasard si, à cet instant précis, vous vous sentez concerné par le fait de vieillir, la peur de mourir? Ou, sauf votre respect, votre âge y est-il pour quelque chose ?


Roofthooft : Il est évident que nous vieillissons mais en toute honnêteté, je suis vieux depuis longtemps déjà. A l’âge de 18 ans, je pensais énormément à la mort, tous les jours pour être précis. J’ai toujours été tourmenté. En même temps, cette prise de conscience de la mort qui peut surgir à tout moment confère à la vie une sorte de vitesse, un certain rythme. Je me demande si je vivrais avec autant de passion et d’intensité si je me savais éternel. J’ai vécu tellement de choses au cours de mon existence et, en même temps, j’ai l’impression de n’avoir rien fait. Mais je ne suis pas pessimiste, j’adore la beauté et la vie. Telle est peut-être la raison pour laquelle je me préoccupe à ce point de la mort: j’ai énormément à perdre.


J’ai le sentiment que vous êtes des aventuriers de l’univers artistique. Vous travaillez avec de nombreux partenaires, vous n’avez aucune attache et participez aux projets les plus divers. Est-ce là un choix délibéré ?


Defoort : Tout à fait, je ne souhaite pas m’enfermer dans un quelconque carcan. Je ne veux pas faire partie d’un système. La plupart des compositeurs ressentent le besoin de s’inscrire dans une tendance et de s’y consacrer entièrement. Tous mes projets partent de zéro. Ce phénomène est dû à l’urgence, j’ai toujours ressenti le besoin de faire ce que je voulais avec les personnes que je choisis. En raison de ce choix, je me retrouve en permanence dans une situation instable. L’aventure peut être stressante. Je ne cesse jamais de chercher mais j’en ai besoin.


Roofthooft : En ce qui me concerne, c’est plutôt l’inverse : directement après mes études, j’ai été nommé successivement dans les troupes Toneelgroep, De Appel, NTG et De Nieuwe Scène. Je les ai toutes quittées. J’ai compris très tôt que je ne pourrais jamais travailler pour une seule troupe. Dans ces différents groupes, j’ai rencontré trop de gens qui n’étaient pas passionnés. Si l’on s’accroche à une même branche en permanence, elle finit par rompre. Je ressens à chaque fois le besoin de trouver de nouvelles personnes pour repartir de zéro. J’ai encore le sentiment d’avoir 23 ans et que ma vie ne fait que commencer.

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