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: Grisélidis au théâtre, un paradoxe en or

Qu’il s’agisse de son métier de prostituée ou, plus tard, de sa maladie, Grisélidis Réal se faisait un plaisir à ne rien cacher, à dévoiler la réalité jusque dans les moindres détails. Et pourtant, notamment dans ses lettres à Jean-Luc Hennig, elle ne cesse d’enjoliver sa vie, d’embellir le quotidien. Elle mange des fraises «énormes, rouge sang», ses boucles d’oreille sont des «méduses d’or» et quand elle tombe amoureuse, c’est à la folie : « Une folie féroce, muette, incrustée comme une pieuvre géante au profond de mon corps… ». Même la laideur trouve grâce à ses yeux et ses clients les plus affreux se voient pourvus, sous sa plume, de qualités exceptionnelles.


À la fin de sa vie, alors qu’elle est déjà si malade, elle montre une extraordinaire détermination à se parer : « Toujours se rire des écroulements, des pâleurs, des décrépitudes, de l’inéluctable affaissement (…)- apprêter astucieusement le peu qui me reste de cheveux, de seins, d’ongles.(...) Toujours flamber, être dressée, pavoiser, charmer, s’éblouir, rayonner. » . Et, paradoxalement, à la même période, elle écrit aussi : « Enterrez-moi nue, comme je suis venue, sans argent, sans vêtements, sans bijoux, sans fioritures… » (Les Sphinx)


Ce sont précisément ces contradictions, ces changements d’humeur, passages abrupts du désespoir le plus absolu à l’extase la plus totale, qui rendent les écrits de Grisélidis si savoureux au théâtre. Peut-on imaginer personnage plus vivant, plus merveilleusement humain ?


Grisélidis fait partie des écrivains dont la vie et l’oeuvre sont étroitement mêlées. D’où cette force d’authenticité qui capte le lecteur instantanément. Écrire des histoires qui ne seraient pas vraies n’aurait eu aucun sens pour elle. D’où son trouble, sa légère appréhension la première fois ( Grisélidis, en 1993, au Théâtre du Grütli à Genève), à me voir transposer ses écrits, donc sa vie, à la scène.


Jouer Grisélidis, c’est pour commencer, vaincre nos propres préjugés sur la prostitution. Envisager l’acte sous un autre regard et admettre qu’une personne qui fait l’amour pour de l’argent n’est pas forcément sale, désespérée ou immorale. Penser avec elle que « Ce n’est pas plus dégradant de rendre un service avec son sexe plutôt qu’avec ses bras ! ».


Trouver le juste ton pour parler des manies et exigences de certains clients, parler avec naturel du métier avec la précision et tous les détails concrets déclinés méticuleusement par l’auteur, nécessite de la part des interprètes un certain cran. « André : a épousé son infirmière. Lécher, sucer, enculer un petit peu… 200.- Fr » (Le Carnet noir)


Pour une actrice, arriver en scène et prétendre « s’être fait neuf clients hier soir » exige une compréhension profonde et sincère de l’acte de prostitution. Il ne s’agit bien sûr pas de le vivre réellement, mais d’admettre qu’il puisse être vécu en toute dignité.


« Il serait temps de nous repecter un peu plus, oui. Vous vous rendez compte du service qu’on rend à la société ? Pour le moment, on est juste assez bonnes pour payer des impôts ! » (La Passe Imaginaire)


Mettre en scène ou jouer ces textes, c’est s’engager humainement et politiquement, s’engager viscéralement au sens propre du terme, c’est bouillonner avec elle de colère contre le mépris du bourgeois. Jouer Grisélidis, c’est aussi souffrir dans son corps et dans son âme : éprouver de la compassion pour le « cochon de campagne au poil sauvage », la « baleine échouée à l’agonie », le « bouc puant la sueur de toute une journée de travail »…


En tant que metteur en scène, je sais dès le début que je ne peux pas porter à la scène cette oeuvre-là comme une autre. Parce qu’il ne s’agit pas d’une fiction, mais bien d’une parole exposée comme une chair à vif. Mon souci principal et ma responsabilité, face à cette oeuvre si extraordinaire, pourraient se résumer ainsi : parler de prostitution sans complaisance ni faux-semblants, montrer une prostituée qui ne suscite pas la pitié, mais au contraire le respect, montrer les choses telles qu’elles sont, parce que « C’est un MÉTIER, rien à voir avec les pleurnicheries qu’on nous montre au cinéma ! ».


Si Grisélidis, catin révolutionnaire et briseuse de tabous, avait une telle force de conviction, c’était sans doute aussi grâce à cette distance amusée qu’elle gardait toujours, même dans ses colères les plus faramineuses (elle disait aussi « épique, monumentale, gigantesque, cosmologique ») !


Savamment mêlé à son militantisme déchaîné, son humour lui donnait gain de cause face aux plus sceptiques. J’ai personnellement abusé des passages particulièrement caustiques des lettres à Jean-Luc Henning, sachant qu’au théâtre, pour faire passer une idée nouvelle, rien de tel que le rire.


Quand on entend des répliques comme « Que vaut-il mieux prostituer : son cul ou son âme ? Son cul, bien entendu. C’est plus pénible physiquement mais c’est plus propre ! » ou « Je chie sur Dieu ! C’est une honte d’avoir fabriqué une planète pareille… Et ce vieux con voudrait encore qu’on se mette à genoux pour lui dire merci ! », comment ne pas sourire ?

Françoise Courvoisier

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