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Les Cauchemars du gecko

mise en scène Thierry Bedard

: Entretien croisé avec Thierry Bedard et Raharimanana

Thierry Bedard, votre parcours dans la vie théâtrale est assez atypique. Quels chemins vous ont conduit à la mise en scène ?


Thierry Bedard : J’ai été céramiste pendant plusieurs années puis plasticien, avant de rejoindre le théâtre, entre autre comme régisseur général au Théâtre de Gennevilliers. Mon désir était alors de voir des acteurs au travail, des acteurs pratiquant ce que maintenant j’appelle un art mais qu’à l’époque je considérais comme une activité un peu surannée. J’étais plus intéressé par la performance et l’art conceptuel, et tout naturellement je suis devenu scénographe en travaillant pour Pierre Guyotat, Alain Ollivier, puis Claude Régy. Tous ces metteurs en scène travaillaient alors sur une question très peu abordée dans les années 90 sur les plateaux, celle du « verbe ». Je ne comprenais pas pourquoi le théâtre se privait, par exemple, des mots de Michel Leiris pour qui j’ai une admiration totale. Avec mes complices, j’ai fondé l’Association Notoire qui avait une direction collégiale mais qui n’a pas résisté très longtemps, comme toutes les aventures trop fortes qui grandissent trop vite et parfois un peu dans tous les sens. L’association a donc disparu mais pas notre passion pour la littérature qui nous unissait bien au-delà des difficultés du collectif. Il s’agissait pour nous de faire entendre autrement, sur les plateaux de théâtre, les problèmes du monde actuel, celui du XXe siècle, en utilisant des matières littéraires inusitées jusqu’alors. La joyeuse bande d’acteurs avec qui j’oeuvrais voulait trouver aussi d’autres formes de représentation. On travaillait comme dans un atelier avec une grande liberté et une grande rigueur dans un foisonnement très jouissif.


Comment êtes-vous devenu le metteur en scène de ce laboratoire inventif ?


T.B. : Quand il s’est agi de mettre en forme, de mettre en place, le travail né de ces recherches sur des oeuvres littéraires, le besoin s’est fait sentir de passer d’un travail un peu sauvage à une mise en espace solide et structurée. Je me suis donc lancé dans cette activité un peu à mon corps défendant, ayant peur d’être un peu prisonnier de ce travail. Spectacle après spectacle, j’ai quand même continué jusqu’à aujourd’hui…..


Toujours sur des textes non théâtraux ?


T.B. : Oui, des textes non théâtraux mais qui ont une grande théâtralité, comme les textes de Reza Baraheni que nous avons présentés au Festival d’Avignon en 2004. J’y ai trouvé une telle perfection d’écriture, une telle qualité de langue et de syntaxe, qu’il m’est apparu absolument nécessaire de la faire entendre. Ce verbe peut être porté par les acteurs car c’est le coeur même de l’auteur qui est exposé. J’aimerais beaucoup trouver des oeuvres théâtrales de cette force et de cette qualité, des textes qui peuvent apporter des réponses aux questions que je me pose et que je ne suis pas le seul à me poser sur l’ordre du monde, mais je n’en trouve pas.


Vous travaillez sur des cycles articulés autour d’un thème. Pourquoi ?


T.B. : Ces cycles sont arrivés assez naturellement car nous travaillions d’une façon très collégiale. À chaque question posée collectivement, chacun apportait des éléments de réponse et, très vite, une multiplicité de sens se manifestait. Comme je suis un peu lent dès que je me pose une question, je prends mon temps pour avoir des réponses. Je me suis intéressé à la violence sociétale, à la violence politique. Ce sont des sujets qui apparaissent comme des gouffres de questionnement et je suis allé chercher des réponses auprès d’artistes contemporains. Nous avons voulu faire entendre le maximum de ces réponses et, forcément, cela a fait naître plusieurs spectacles autour d’un même questionnement. En fait quand un cycle se termine c’est plus parce que nous sommes trop endettés que parce que nous avons donné toutes les réponses...


Les Cauchemars du gecko que vous présentez au prochain Festival d’Avignon fait partie de quel cycle ?


T.B. : Du cycle intitulé et orthographié « de l’étranger(s) ». C’est un cycle commencé en 2005, issu du précédent, celui de « La Bibliothèque censurée » qui s’est terminé autour des oeuvres de l’écrivain iranien Reza Baraheni dont la façon de regarder le monde n’a rien à voir avec notre regard occidental. Depuis quelques années, j’ai tendance à aller vers ces mondes étrangers car je suis épuisé par l’Occident. J’ai lu de la littérature chinoise et de la littérature arabe car j’avais ce besoin de comprendre comment notre monde occidental était observé par ceux qui en sont aux marges. C’est à partir de ces réflexions que s’est construit Le Cycle de l’étranger(s) en questionnant des auteurs qui, dans leurs fictions, abordent des sujets différents de ceux placés au centre des préoccupations des auteurs « occidentaux », en particulier un rapport au monde totalement désaxé. Le Cycle de La Bibliothèque censurée m’avait permis de rencontrer beaucoup d’écrivains associés au Parlement international des Écrivains, comme Mahmoud Darwich. J’ai eu le désir de les faire entendre, dans ce nouveau cycle, dans un dialogue avec des écrivains de notre monde pour dire, par exemple, fortement que la guerre des civilisations est une vaste blague puisque nous venons tous de cet endroit entre l’Irak et l’Iran, cette Mésopotamie, creuset commun de nos civilisations.


Mais c’est autour de l’océan Indien que vous avez construit cet épisode du cycle de l’étranger(s) que vous présentez au Festival ?


T.B. : Oui, car je me suis beaucoup intéressé à l’Afrique ces dernières années. J’ai voyagé au Mozambique et dans l’océan Indien, aux Comores, à Madagascar et j’ai découvert des écrivains lusophones, anglophones et francophones qui m’ont énormément séduit. Ayant lu les oeuvres de Raharimanana au moment de leur parution en France, et le relisant à Madagascar, où je préparais un premier épisode du cycle de l’étranger(s) avec Épilogue d’une trottoire de l’auteur comorien Alain Kamal Martial, j’ai eu le désir de travailler sur ces oeuvres bouleversantes. Je lui ai donc commandé un « état du monde » vu de Madagascar, un regard du monde pauvre du Sud sur le monde riche du Nord pour inverser un peu ce qui se fait d’habitude. Je ne supporte pas la prétention, et souvent le mépris, avec lequel notre Occident regarde le Sud parce qu’il croit porter la vérité à cause la richesse de sa culture. Il y a d’autres cultures très riches dans le Sud que l’on dénie par ce regard.


Mais est-ce que les mouvements noirs qui ont revendiqué leur culture, depuis l’Art nègre jusqu’au mouvement de la Négritude de Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor n’ont pas un peu modifié ce regard ?


T.B. : Pour avoir la réponse, on peut poser la question aux enfants immigrés de nos banlieues ! Nous continuons à stigmatiser tous ceux qui viennent de ce Sud mal connu et mal jugé. Il y a sans doute eu une évolution mais quand on crée un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale je crains qu’il n’y ait encore un long combat à mener. La revendication de la dignité de chaque être humain est un combat très actuel. En fait, il m’importe peu de « taper » sur l’Occident car je préfère écouter ceux d’ailleurs, comprendre comment ils vivent. Très simplement j’ai envie de savoir la pensée au monde d’un enfant qui dans son désert, regarde le ciel, et si cette pensée est aussi puissante que celle d’un enfant de l’Occident planté devant sa télévision ou son écran d’ordinateur… Ces pensées ont-elles autant de valeurs que nos pensées occidentales ? Je le crois profondément et j’ai bien peur qu’ici, sur le sol européen, on leur dénie une quelconque valeur. Ce qui est stupide.


Raharimanana, vous êtes malgache mais depuis quelques années vous vivez en France. Est-ce un choix ou une nécessité ?


Raharimanana : Depuis 17 ans je vis majoritairement en France, par choix et par nécessité. J’ai eu, très jeune, l’envie de partir sur les traces des écrivains comme Ernest Hemingway, Aimé Césaire, Albert Cohen… Je voulais quitter mon île car j’avais le sentiment de ressasser, de tourner en rond avec les mêmes obsessions d’écriture, et il me semblait nécessaire de donner une image plus positive de Madagascar par mon travail d’écrivain plus que par un engagement plus traditionnel sur le plan politique. Je me sentais un peu comme le porte parole de ce peuple qui vit dans une grande misère et qui ne possède pas obligatoirement les moyens d’expression dont je dispose. Ce désir de partir a été exacerbé par les pressions dont j’ai été l’objet après l’interdiction de ma première pièce Le Prophète et le Président.


Et vous avez choisi la France comme terre d’exil ?


R. : Je ne peux pas parler d’exil. Comme je le disais, je voulais partir sur les traces de ces écrivains, la France était le pays qui m’ouvrait à cette aventure. L’interdiction de la pièce a juste précipité les événements, et a malheureusement donné cette image d’écrivain censuré, exilé, image qui au fond m’importe peu, on peut me censurer comme on veut, je m’en fous un peu. Ma crainte, c’est l’autocensure, que j’arrive à m’autocensurer, ce serait le plus grave pour moi. Le censeur gagne quand il investit l’esprit de l’auteur. Et face à cette peur qui rampait, j’ai choisi de quitter l’île, simplement pour pouvoir écrire et m’éloigner de cette promiscuité avec le censeur, de me tenir loin de cette situation favorable à l’autocensure, la peur de l’autorité, une société gangrenée par une mémoire trop lourde, des rapports humains qui demandent trop d’explications, de justifications… N’ayant que très peu de moyens financiers pour pouvoir espérer quitter l’île, j’ai participé au concours de la Meilleure nouvelle de Radio France Internationale dont j’ai gagné le premier prix, un prix assorti d’une bourse d’études pour la France, je n’ai donc pas hésité longtemps avant de m’y installer.


Vos premières oeuvres sont écrites pour le théâtre ?


R. : Non, j’ai commencé par la poésie puis je me suis posé des questions assez rapidement sur la meilleure manière de dire ma vision du monde. C’était une question de forme qui prédominait à ce moment-là. J’ai donc écrit des nouvelles avant d’aborder le théâtre qui, à un moment donné, m’est apparu comme le meilleur moyen pour faire entendre et partager ce que j’avais à dire. J’avais aussi le souci d’être publié et c’était très difficile à Madagascar où les gens achètent d’abord le nécessaire, les livres scolaires, avant ce qu’ils considèrent comme superflu, la littérature ou la poésie. Un auteur de 20 ans est très marginalisé dans mon pays mais grâce au théâtre et aux représentations auxquelles il donne lieu, j’ai pu me faire entendre.


Avez-vous, comme pour les romanciers que vous citez plus haut, des auteurs de théâtre qui vous ont influencé ?


R. : Nous avions très peu de recueils de théâtre à notre disposition dans nos écoles. Mais pour ceux dont nous disposions, ce sont Samuel Beckett et Eugène Ionesco qui m’ont le plus intéressé car ils étaient plus proches de mes préoccupations. À 15 ans, j’avais fini aussi de lire tout Shakespeare. La Tempête a été une lecture très importante dans mon parcours. Mais je dois avouer que ce qui m’a le plus influencé dans ce désir de théâtre, c’est mon île elle-même. Madagascar était pour moi un grand théâtre à ciel ouvert avec ses tragédies, ses drames et souvent une belle part de comédie. J’entendais mes concitoyens parlant, parlant, parlant dans les rues à tout propos et ce sont ces textes entendus qui ont été la première matière de mon oeuvre. En arrivant en France, je me suis précipité pour lire les auteurs contemporains et surtout pour voir des spectacles. Je crois que sont les metteurs en scène qui m’ont le plus fasciné et le plus aidé dans mon travail d’auteur plus que les auteurs proprement dits. Mais récemment j’ai découvert Jacques Rebotier ou Valère Novarina et je suis très impressionné par leur travail d’écrivain.


Vos textes sont-ils originellement théâtraux ?


R. : Quand j’écris je ne supporte pas d’écrire quelque chose que je ne peux pas porter en bouche. Même mes nouvelles doivent pouvoir être lues, dites et entendues. Ma culture personnelle est fortement influencée par l’oralité puisque ma grandmère était conteuse, mon père historien engagé en politique, et que j’entendais parler comme un tribun. La place du verbe est essentielle à Madagascar, beaucoup plus que celle de l’écrit. J’écris donc de la parole. Je devais être attentif à cette réalité : le terme « analphabète » induit ignorance, etc., car le raisonnement se fait par rapport à l’écrit, or dans nos sociétés orales, l’intelligence, la sagesse passent avec une telle évidence dans l’oralité. Dans l’écriture que j’ai choisie, j’ai donc fait en sorte de respecter cet aspect : écrire l’oralité, me situer au niveau du verbe, de la parole, pas simplement au niveau de l’écrit. C’est le cas par exemple dans les témoignages que je rapporte dans Madagascar 47.


Madagascar 47, votre première collaboration avec Thierry Bedard, était le résultat d’une commande ?


T.B. : Non, j’ai eu le livre dès sa parution, car j’avais déjà rencontré Raharimanana à plusieurs reprises, et c’est en le lisant que j’ai immédiatement eu envie de le mettre en scène.


R. : Ce livre est le résultat d’un autre, Nour, 1947, que j’ai publié en 2001 au Serpent à plumes, et qui m’a pris 10 ans d’écriture. J’avais fait tout un travail de documentation historique pour ce roman. Je me suis ainsi retrouvé avec une somme de documents et de photos d’archives assez conséquente. C’est mon éditrice, Jutta Hepke (Éditions Vents d’ailleurs), qui, prenant connaissance de ces documents et de ces photos, m’a proposé d’en faire un livre, j’ai ainsi écrit Madagascar, 1947, un essai, ou quelque chose d’approchant, je me moque un peu, en fait, de la classification chère à l’édition française. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne l’ai pas écrit pour le théâtre.


En France, on a presque totalement occulté ces événements tragiques. En est-il de même à Madagascar ?


R. : Non, cette mémoire est encore très vive et très sensible à Madagascar. Tellement vive et sensible que le gouvernement malgache préfère évacuer le problème. Ainsi, l’histoire officielle mentionne à peine ces événements, les manuels scolaires les citent en quelques lignes. Mais dans les familles, dans les rivalités politiques, 1947 joue encore aujourd’hui un rôle très important. Malheureusement, nos autorités refusent de reconnaître ce pan d’histoire douloureux. Il faut préciser que ces événements tragiques ont opposés les colonisateurs français et les malgaches mais aussi les malgaches entre eux puisque certains, au moment de la répression contre les rebelles, ont pris fait et cause pour la France. Il y a eu une saignée très forte dans les rangs des intellectuels et des hommes politiques qui manquent encore jusqu’à aujourd’hui. Nos intellectuels actuels ont complètement abandonnés le fait politique, laissant la voie libre à des personnalités qui utilisent la politique comme simple outil d’accession au pouvoir et aux richesses. Malgré plus de quarante ans d’indépendance, notre pays n’a pas su regarder en face sa propre histoire.


Les Cauchemars du gecko est une commande qui a fait suite à ce premier travail sur Madagascar 47 ?


T.B. : À l’origine, c’est une commande ouverte. Mais il m’a semblé que Jean Luc devait faire entendre des « figures » proches d’un personnage, comme le héros éponyme de Za qui m’a bouleversé, réfléchissant au monde qui l’entoure. C’est ainsi qu’est née la forme fragmentée à partir de laquelle nous travaillons maintenant, forme qui me permet une très grande liberté théâtrale. Ces fragments sont de véritables cauchemars qui me permettent à mon tour de penser à une construction dramatique morcelée, centrée sur la puissance de jeu des acteurs qui composeront des figures maîtrisant une langue de plus en plus folle. Il n’y a pas de construction pré-organisée, il n’y a pas d’ordre dans les figures du cauchemar, cela se construira au fur et à mesure des répétitions.


R. : Ce qui m’a intéressé dans la demande de Thierry Bedard, c’est l’idée « d’état du monde », la possibilité de faire de l’autodérision sur cet homme du Sud qui vient dire ce qu’il pense du Nord, alors que lui est complètement convaincu de la supercherie de ce clivage, les frontières Nord-Sud n’ayant aucun sens pour lui qui sait combien la mondialisation mène sa vie, au plus profond de sa réalité et de son histoire. Très vite, j’ai su que la forme théâtrale traditionnelle, avec dialogues construits, ne pouvait pas convenir à décrire ce « bordel » du monde, sa complexité, ses dommages collatéraux. On n’est pas ici dans une analyse rationnelle puisque dans la crise que nous vivons, il n’y a aucune rationalité, contrairement aux dires des puissants de ce monde et de leurs experts qui nous bassinent qu’ils maîtrisaient parfaitement le fonctionnement économique de la planète. Les cas de Madoff, de ces banques et de leurs traders fous sont assez éloquents pour ça. C’est le désordre qui mène le monde et ce désordre doit être entendu sur scène. Ainsi, Les Cauchemars du gecko s’emparent de ces figures qui entendent régenter le monde, politiquement, économiquement, idéologiquement, des figures poussées à l’extrême et qui se montrent sous leur cynisme le plus éclatant.


Pourquoi avoir choisi le gecko comme héros de ces fragments ?


T.B. : Le gecko est un petit animal qui se faufile partout et qui, étonnement, met l’air en suspension puisqu’il arrive à marcher à l’envers. D’ailleurs, les militaires s’intéressent beaucoup à ce petit animal.


R. : Ce qui me fascine c’est son immobilité et ses yeux qui ne se ferment jamais. Il est donc sans cesse dans le monde et cependant il s’en efface. Dans une époque où nous sommes entraînés dans un mouvement perpétuel, puisque s’arrêter est considéré comme synonyme de mort, je suis fasciné par cet immobilisme qui, en fait, est une garantie pour lui de ne jamais servir de proie aux prédateurs. Il se signale par un petit cri, il est d’une très grande rapidité dès qu’il se met en mouvement. Le gecko vit en contact permanent avec le monde qui l’entoure, avec son silence et sa fureur.


T.B. : Mon expérience personnelle du gecko a eu lieu à La Réunion. Ce sont des geckos transparents. Le gecko est apparu il y a environ soixante millions d’années et il a colonisé tous les continents sauf les deux pôles...


R. : Nous avons à Madagascar une race de geckos « polis » qui, lorsqu’ils ont faim, tapent gentiment sur la tête de petits insectes qui leur donnent alors un petite goutte d’une sorte de miel. Ce gecko poli ne tue pas ces insectes mais demande gentiment sa nourriture.


Avez-vous le sentiment que les écrivains venus d’Afrique apportent en ce moment un certain renouveau à la langue française ?


T.B. : J’en suis convaincu quand je lis le roman de Jean-Luc intitulé Za. Il explose la langue française. C’est une poétique qui me submerge souvent. Tout ce qui vient des Antilles, de l’Afrique me secoue beaucoup. Je pense que l’édition française manque de curiosité et cela empêche que cette langue nouvelle connaisse le retentissement qu’elle devrait avoir. Ne parlons pas de certains critiques littéraires qui bâclent en 10 lignes leurs critiques sur ces oeuvres venues du dehors de l’hexagone et qui semblent aussi peu connaître ce dont ils parlent que les plus hautes autorités de l’État français qui osent dire que « l’homme africain n’est pas entré dans l’Histoire…. ». Tout cela se rejoint et on rate ainsi la possibilité de découvrir tout ce qui enrichit aujourd’hui la langue française.


R. : Entre le critique et l’écrivain, il devrait y avoir un voyage littéraire commun. Cela m’est arrivé et m’arrive encore. À ce moment là, le critique comprend pourquoi l’auteur écrit ainsi, quelle est sa démarche d’écriture, mais cette relation est rare, le critique qui travaille ainsi se bat souvent contre son propre journal pour faire exister ce genre de littérature. En même temps, il ne faut pas oublier non plus la non prise de risque des éditeurs français…


Le poids de notre histoire commune avec ces pays francophones du continent noir est-il encore oppressant et gênant ?


R. : Certainement et je le vois bien quand il y a des rencontres publiques. Les gens n’osent pas avouer qu’ils méconnaissent cette histoire commune, il est alors plus facile de tomber dans les préjugés et les sujets plus confortables moralement : la condamnation des dictateurs qui oppriment aujourd’hui nombre de pays africains, la misère de la population, l’exil de ces pauvres écrivains, la censure qu’ils subissent et ouf, la France terre d’asile… Ce passé est pesant souvent, il remet en cause aussi la posture civilisatrice de l’homme blanc, la culture du mépris longtemps et toujours vécue contre l’Afrique, consciemment ou inconsciemment. Il s’agit souvent d’une méconnaissance doublée d’une conviction évidente que l’Occident est le plus évolué que d’une volonté d’effacer, de déguiser ou de nier la réalité africaine. Cette méconnaissance vient aussi du fait que les pays africains ne publient pas assez leur propre littérature, c’est terrible, mais c’est bien sûr le résultat d’un étouffement mis en oeuvre par les autorités politiques de ces pays. Le plus souvent ce sont les écrivains exilés qui finissent par être connus et reconnus. Mais à ceux là on refuse aussi le droit à la futilité, comme si nous devions toujours être graves et ne raconter que des tragédies. Le passé joue un rôle important mais c’est surtout le présent qui nous étouffe.


Cette « futilité » est-elle présente dans Les Cauchemars du gecko ?


T.B. : Peut-être pas de la futilité mais de l’amusement certainement. Il y a une ironie désespérée mais pas désespérante qui permet d’alterner la gravité de certains fragments et l’humour de certains autres. Ce qui unira tout cela c’est la musique malgache, loin de toute tristesse, qui secoue la tête et le coeur et qui sera présente sur le plateau grâce à Tao Ravao. Nous jouerons de nuit puisqu’il s’agit de cauchemar.


R. : Comme on dit dans les rues de Tana : « N’espère pas la lumière du haut quand tu tombes dans un trou, creuse plutôt pour parvenir à l’autre sortie… ». Quand chaque jour est plus difficile que le précédent, ne vaut-il pas mieux en rire sans être dupe ?


Propos recueillis par Jean-François Perrier

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