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Les Bonnes

+ d'infos sur le texte de Jean Genet
mise en scène Eric Massé

: Les Bonnes – Un fait divers sublimé

Journal de bord d'une enquête, par Eric MASSÉ – avril 2012

« Elles sont des rêves qui rêvent d’engloutir leur rêveur » Jean-Paul Sartre


Il y a, dans toutes les pièces de Genet un authentique sens du danger qui nous captive tout comme les accidents et les scènes de violence dans la rue peuvent avoir sur nous une force d’attraction morbide. Dans Les Bonnes, cette sensation est d’autant plus forte que Genet s’est inspiré d’un fait divers sordide : celui des soeurs Papin qui assassinèrent sauvagement leurs patronnes au Mans en 1933 et que le magazine Détective surnomma « les brebis enragées ».


De cette affaire qui défraie la chronique et passionne psychanalystes, auteurs, poètes, chanteurs et réalisateurs d’alors et d’aujourd’hui, Genet tire un « long suicide déclamatoire » :


Deux soeurs, Claire et Solange Lemercier, employées dans la même maison, s’enferment dans un monde de fantasmes nourri par des lectures aussi bien romanesques que de journaux à sensation. Leur jeu de rôle se cristallise autour du désir de meurtre de leur patronne. C’est dans une outrance jubilatoire qu’elles la parodient, dans des numéros clownesques où Solange joue Claire et Claire, Madame. Claire emprunte les robes, les mots, le maquillage et les attitudes de Madame et Solange ceux de Claire. Elles écrivent des lettres de dénonciation, font enfermer Monsieur en inventant les verbes les plus fous. Mais les objets mêmes les trahissent, leur machination se retourne contre elles, entre la bassesse de l’évier et la grandeur de la Vierge, on les voit se débattre dans cette machine infernale. Les soeurs Lemercier, telles les soeurs Papin (qui énucléèrent leurs patronnes) s’enfoncent dans leur délire, évoluant constamment entre idées de grandeur et de persécution. Se sachant bientôt dévoilées aux yeux du monde, elles abandonnent l’outrance clownesque dans laquelle elles ont pu se vautrer. Entre schizophrénie et paranoïa, se rêvant incendiaires adulées par une foule de concierges, meurtrières condamnées à la prison, elles accomplissent une dernière cérémonie qui leur sera fatale.


Du grotesque au sublime, c’est le mouvement que m’inspire la pièce, à l’image de la cérémonie des bonnes qui bascule de la parodie au tragique. Les mots et les images qu’elles utilisent font osciller leur rituel entre liturgie et exorcisme – je me remémore les Maîtres fous de Jean Rouch et les transes dans lesquelles les ouvriers noirs parodient leurs maîtres blancs.


Il y a une attraction particulière qui m’aimante à cette pièce : j’ai eu l’occasion de la monter il y a de cela 10 ans, elle m'obsède toujours comme un mystère encore non résolu. Ces personnages vivant en huis-clos dans une troublante intimité, cette langue qui les libère de leur condition, leur espace de fantasme comme leur démesure jubilatoire sont autant d’éléments qui me font poursuivre mon enquête. Oui, toute mise en scène d’une pièce est finalement cela : une enquête à la fois intime et publique. Une évidence : aujourd’hui la pièce résonne tellement différemment en moi, en notre monde. Une nécessité: s’y plonger à nouveau !


Je choisis après plusieurs lectures de travailler sur la version inédite de la pièce (1947), récemment éditée dans la pléiade (CF: intégrale de l’oeuvre théâtrale de Jean Genet). Dans cette dernière, Genet joue le funambule entre une poésie surannée et une langue très moderne, plutôt crue, parfois d’une grande trivialité... Une partition poétique que j’imagine parfois chantée par Madame, la cocotte, poétesse délirante de ses vicissitudes comme de ses triomphes, et parodiée par ses bonnes.


Dans Les Bonnes et leur nécessaire fuite de la réalité, je reconnais les pathologies de nos sociétés. N’est-ce pas là le signe d’un profond malaise, le symptôme d’une sorte de maladie de la vie quand la vie réelle est tellement insupportable qu’on doit se réfugier dans un ailleurs ? Genet célèbre cette idée car pour lui «le pays des chimères est le seul digne d’être habité » car « il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas ».


Le fait divers est l’objet d’une fascination morbide, il passionne l’opinion. En atteste la profusion de média (journaux, site web, programmes télévisés…) qui ont trouvé dans ce créneau une véritable manne. Cet engouement et l’inquiétude qu’il génère dénoncent les angoisses et les fantasmes de nos vies. On se gave de lectures et d’images, souvent violentes, sur internet... On tourne des snuff movies pour les mettre en ligne... On met en scène son suicide face à sa webcam devant d’autres internautes.... On obtient une satisfaction. On passe même parfois à l’acte parce qu’on a la certitude d’être vu, donc de laisser une trace. La mort, en direct à écran, après avoir été un fantasme de science-fiction, appartient aujourd’hui à notre quotidien.


Aussi me semble-t-il évident d’imaginer un dispositif numérique – porté par des artistes passionnés par les nouvelles technologies – afin de « donner corps » à la fois à cette accumulation d’images et au rapport narcissique qu’entretiennent caméras et micros. Ces éléments permettent de focaliser les aspirations à la célébrité de tous les personnages de la pièce. Celles de Madame, l’artiste, comme celles des deux soeurs qui répètent inlassablement le crime désiré qui les fera connaître aux yeux du monde. Elles font preuve d’un désir irrépressible de sacralisation. Elles n’ont ni mobile politique, ni revendication sociale mais un désir narcissique d’être connues. En cela elles sont très proches de nos contemporains, meurtriers ou non, qui, mus par leur désir de célébrité, n’ont le sentiment d’exister qu’à travers la médiatisation de leur propre personne, quel qu’en soit le prix. Ici, l’une d’entre elles est prête à mourir afin de pouvoir entrer dans la postérité, prête à se sacrifier contre l’assurance que l’autre la portera en elle devant ses juges.


Ainsi font-elles théâtre de leurs rêves.


Ainsi Genet fonde-t-il un mythe.

Eric Massé

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