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Lear is in Town

mise en scène Ludovic Lagarde

: Entretien avec Ludovic Lagarde et Frédéric Boyer

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Ludovic Lagarde, vous avez présenté au Festival d’Avignon 2007 une pièce de Peter Verhelst, Richard III, inspirée de celle éponyme de Shakespeare. Avec Lear is in Town, nous ne nous retrouvons-nous pas dans le même genre de “re-création”?


Ludovic Lagarde : Nous ne sommes pas du tout sur le même schéma puisqu’en ce qui concerne le texte de Peter Verhelst, il n’y avait aucune phrase de Shakespeare. Avec Lear is in Town, il s’agit d’une nouvelle traduction du texte shakespearien et d’une adaptation scénique et dramaturgique, dans le sens où nous nous autorisons à couper dans le texte, à assembler différemment les scènes. C’est un projet de compression de la pièce, non une réécriture. À ce stade de la création, nous avons souhaité ne pas ajouter un seul mot qui ne soit pas de l’auteur.


Comment ce projet est-il né?


L.L. : Connaissant Olivier Cadiot depuis assez longtemps, j’ai toujours été persuadé qu’il devait s’attaquer à Shakespeare car il est l’un des écrivains français les plus aptes à capter l’esprit de cet auteur. Je pensais aussi à une collaboration avec Frédéric Boyer, dont je connaissais les traductions de Richard II et des Sonnets. Si nous mettons aujourd’hui en scène Le Roi Lear, c’est à la suite d’une heureuse coïncidence. En effet, je voulais réaliser une adaptation théâtrale d’un petit roman de Don DeLillo, Point Oméga, qui m’avait fasciné dès la première lecture. L’histoire d’un vieil homme vivant dans une maison au milieu du désert sud-californien, qui avait collaboré avec le Pentagone pendant la guerre d’Irak. Un jeune réalisateur de documentaire venant pour l’interviewer rencontre sa fille, qui finit par disparaître dans le désert. Le traumatisme de la disparition de sa fille va transformer le vieil homme, pris en charge par le jeune réalisateur. J’avais réuni une équipe de trois acteurs, car cette fiction me paraissait tout à fait transportable au théâtre, mais malheureusement, je n’ai pas pu avoir les droits d’adaptation. La conjonction de ce refus avec les discussions menées depuis longtemps entre Olivier Cadiot et Frédéric Boyer autour d’un vaste projet shakespearien, qui commencerait par Le Roi Lear, m’a fait imaginer un basculement vers cette pièce majeure à laquelle, évidemment, je pensais en lisant le roman de Don DeLillo. La folie du vieil homme, le trauma de la perte de la jeune fille, l’univers guerrier : tout me ramenait au héros de Shakespeare, que mes amis traducteurs avaient déjà entrepris de travailler en m’apportant quelques feuillets de leur ébauche.


Frédéric Boyer : Nous avons très tôt eu conscience que, étrangement peut-être, le projet DeLillo pouvait facilement s’apparenter au Roi Lear, que les liens entre les deux étaient étroits. Il ne s’agissait pas de déployer toute la pièce de Shakespeare, mais d’en extraire certains passages. L’idée était de se lancer dans une lecture personnelle de la pièce que nous ferions à trois, en fonction de nos obsessions communes, et qui serait interprétée par trois voix d’acteurs.


Quelle lecture personnelle en avez-vous fait?


F.B. : En travaillant tous les trois, nous avons eu le même sentiment que cette pièce était précisément l’écriture d’un traumatisme. On pouvait pressentir, dans le cerveau du vieil homme, la question du trauma qui touche à la vieillesse, à la guerre, au rapport filial et, surtout, à la souveraineté. Shakespeare envisage le rapport à la souveraineté d’une façon très moderne en s’intéressant notamment à une souveraineté défaite, une souveraineté qui se déchoit elle-même car elle n’arrive pas à s’assumer. C’est la question du roi «non roi», de ce Lear qui refuse d’exercer le pouvoir royal, mais qui veut, tout de même, garder le titre de roi. Ce vieux souverain repasse en boucle, examine à la loupe, des paroles, des événements, des mots, des images qui questionnent son traumatisme. D’où vient ce choc qui a bouleversé sa vie? Est-ce d’avoir renoncé à la souveraineté? Est-ce ce partage raté entre ses filles? Dans notre traduction, nous souhaitons faire entendre, avec le plus de finesse possible, qu’il y a un échec dans la langue car le partage n’arrive plus à se faire dans la parole. Plus le roi parle de ce partage, moins le partage arrive à se dire et donc à se faire.


L’exigence d’amour que manifeste Lear est-elle aussi de vos préoccupations?


F.B. : Bien sûr, puisque cette exigence passe essentiellement par les mots. Lear ne cherche pas de preuves, mais des mots d’amour. Cette demande va déséquilibrer toute la pièce, toutes les relations entre les personnages. Il y aura des déguisements, des fuites, des mensonges en série.


L’acte de renonciation de Lear est-il un acte «anti-naturel»?


F.B. : Il y a, sans aucun doute, une violence de l’acte qui questionne. Mais nous nous sommes plutôt intéressés à la notion de pouvoir et aussi à celui des relations amoureuses. En travaillant sur les écrits de Foucault, nous avons été sensibles à ce basculement qui, au Moyen Âge, voit l’arrivée d’un pouvoir rationnel, et donc la nécessité d’expurger les éléments naturels : la lande ou la forêt de ces fous qui les peuplaient. En effet, il faut aussi détruire le côté magique du pouvoir, c’est-à-dire l’autre part archaïque. Shakespeare se pose d’ailleurs la question dans son Roi Lear. On peut croire que le roi quitte le pouvoir à la suite d’une réflexion très rationnelle, mais très vite on voit que tout s’embrouille, que tout se dérègle et explose car il y a de l’impensé, de l’insensé dans cette décision. En travaillant sur la pièce du Roi Lear et sur l’époque à laquelle elle a été écrite, je me suis rendu compte que Shakespeare développait tout un discours sur la dénonciation des exorcismes religieux. En effet, le XVe et le XVIe siècle ont, entre autres, été marqués par une incroyable hantise qui consistait à faire venir des prêtres pour tout exorciser, du moindre acte quotidien de la vie courante aux véritables phénomènes de folie et de délire. Dans un certain nombre de manuels, de traités d’exorcisme de l’époque, contenant toutes les formules possibles et imaginables, avec une démonologie extrêmement détaillée, chaque phénomène a son propre démon, du petit démon sauteur qui provoque les névralgies à celui qui dérègle totalement les sens. Dans sa pièce, Shakespeare reprend non seulement les noms des démons, mais il utilise aussi les formules d’exorcisme qui doivent être prononcées pendant les cérémonies. À l’époque du Roi Lear paraît un ouvrage, qui va devenir un vrai best-seller : Declarations of egregious popish impostures (Déclaration des insignes impostures papales), écrit par l’archevêque protestant Samuel Harsnett. Il y dénonce ces formes d’exorcismes car, selon lui, ces superstitions religieuses et ces pratiques supposées sataniques visent à cacher le mal réel, les causes réelles de la folie, de la démence et de la mélancolie. Shakespeare s’est servi de cet ouvrage faisant référence en particulier aux noms des démons, aux formules d’exorcismes et surtout aux éléments prépondérants des manifestations antidémoniaques : l’orage, la tempête que le prêtre appelle systématiquement pour chasser les mauvais esprits. Le vieux Lear cherche donc à exorciser quelque chose de cet ordre-là.


Peut-être cherche-t-il par tous les moyens à empêcher l’effondrement de son monde, qu’il perçoit tout de même, au fond de lui, comme inévitable?


L.L. : C’est un des éléments essentiels, car cette pièce parle de la destruction du monde. En voulant chasser la magie, l’archaïsme de l’environnement du pouvoir, on touche du même coup à la nature elle-même, à ses manifestations. Peut-être sommes-nous particulièrement sensibles à cette thématique depuis que nous sommes associés à la Comédie de Reims aux projets de Bruno Latour, qui s’intéresse à la planète en voie de «dévoration» par ses habitants. Il nous semblait en effet important de souligner cet aspect-là. D’ailleurs le théâtre de Shakespeare ne s’appelait-il pas Le Globe?


F.B. : Il faut savoir que le mot qui revient le plus souvent dans la pièce est blast qui se traduit par «explosion», et qu’une grande partie du vocabulaire tourne autour du thème de l’impact et de l’explosion.


Frédéric Boyer, c’est votre troisième traduction d’une oeuvre de William Shakespeare, après les Sonnets en 2010, puis La Tragédie du roi Richard II qui a été mis en scène par Jean-Baptiste Sastre pour l’édition 2011 du Festival d’Avignon, dans la Cour d’honneur du Palais des papes. L’écriture est-elle différente dans Le Roi Lear ?


F.B. : C’est très différent au niveau de la violence verbale, de l’invention stylistique. Dans La Tragédie du roi Richard II, il y a des néologismes savants, des subtilités poétiques dans les scènes d’amour, mais les scènes d’affrontements politiques restent classiques. Avec Le Roi Lear, nous sommes dans un tout autre domaine. Les imprécations de Lear, les discours des fous – le Fou officiel et Edgar – sont incroyablement imprégnés du vocabulaire des exorcismes, des légendes de son époque ou plus anciennes, des textes de chansons populaires que nous essayons de retrouver. Pour moi, traduire les paroles des fous est aussi difficile que de traduire des textes de James Joyce. C’est souvent une langue inventée, au-delà du néologisme.


Comment avez-vous concrètement travaillé avec Olivier Cadiot?


F.B. : Nous avons traduit environ les deux tiers de la pièce afin de donner un premier matériel utilisable pour l’adaptation. Olivier Cadiot a déjà traduit pour le théâtre. Et nous avons l’habitude de travailler tous les deux ensemble depuis la nouvelle traduction de la Bible que j’ai coordonnée ; la collaboration est donc très facile et limpide. Pour ce nouveau projet sur Le Roi Lear, notre traduction sera un véritable travail d’invention et donnera lieu à un nouveau texte, telle une restitution contemporaine de cet ancien texte qu’il nous faut faire entendre en 2013.


L.L. : Nous n’inclurons pas l’intrigue entre Gloucester et ses fils, même si nous garderons le personnage d’Edgar pour avoir une autre figure de la folie, différente de celles du Fou et de Lear. Sinon nous travaillerons sur l’ensemble de la pièce. Le Fou et Cordelia seront présents, Goneril et Régane ne seront que des voix. J’intègre dans la dramaturgie le recours à des voix enregistrées. Pour moi, le dispositif sonore sera central dans la réalisation du projet. Et nous nous servons du cadre de la Carrière Boulbon qui peut être particulièrement efficace pour évoquer la lande. Si l’on parle de la nature, de sa force, de sa violence, il n’y a pas de meilleur lieu à Avignon pour l’évoquer. Le lieu impose aussi une grande rigueur scénographique car il est lui-même une scénographie. Il faut le respecter et jouer de toutes les possibilités qu’il offre.


Vous avez ainsi intitulé votre spectacle Lear is in Town


F.B. : C’est la réponse qui est faite dans la pièce à la scène 3 de l’acte IV, à la question que posent Gloucester et Kent qui cherchent le roi : «Where is Lear?» Et la réponse : «Lear is in town» nous semblait très pertinente pour indiquer la nature de notre projet : Lear est dans le monde d’aujourd’hui, peut-être comme un fantôme, mais il y est assurément.

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