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Le Vrai sang

+ d'infos sur le texte de Valère Novarina
mise en scène Valère Novarina

: «J’avance par floraisons» : entretien avec Valère Novarina

Propos recueillis le 9 novembre 2010 par Daniel Loayza

Comment comprendre ce titre, Le Vrai sang ?


Ce sont des mots de Lumières du corps : «… comme si le langage était le vrai sang». À certains égards, la pièce explore ce que pourrait être ce vrai sang au théâtre, tourne autour de cette question… Et j’aime la brièveté du mot «sang», un beau mot, quand on le voit écrit, avec ce «g» à la fin, comme un paraphe… Renato Bianchi est en train de faire des costumes très colorés. La perception des couleurs change la perception du langage. Il y a toute une chromologie !... Tout agit sur notre perception du langage… Au théâtre, nous faisons l’expérience de la mêlée des sens. Les objets parlent, et la peinture et le rythme : le langage s’empare de tout. C’est comme une succession de bains révélateurs. D’abord on est seul dans le texte longtemps, et face à lui ; puis il y a les premières lectures à la table, et on entend autre chose. Le dernier bain révélateur, c’est le public qui vient lui aussi révéler la pièce... C’est comme un changement d’élément à chaque fois : de l’eau à l’air, à la terre. Le texte reste le même, mais il est transposé ailleurs, reflété en d’autres miroirs.


L’une de vos peintures va être intégrée à la scénographie…


Normalement, je peins les décors moi-même, tout ou partie, selon la surface. Cette fois-ci, Philippe Marioge a créé un espace très particulier, avec un plan incliné transparent. Nous sommes partis d’une toile que j’ai peinte il y a quelques années… J’étais à Nuremberg, et disons, dans une réaction quasi épidermique à ce qu’évoque cette ville, j’ai voulu peindre en m’inspirant du Livre de Daniel… Le Livre de Daniel est l’un des plus beaux qui soient : il est écrit en grec, en hébreu et en araméen. Il transparaît parfois sous notre spectacle : la main invisible qui trace des mots sur le mur, Nabuchodonosor paissant avec les animaux... Ou ces deux mots, ou plutôt ces deux verbes attribués à Dieu, «Il sauve, il libère», il vient, il sera et non pas «Il est.» Mais cela affleure à peine. Cela fait plusieurs fois que je veux écrire quelque chose autour du Livre de Daniel, et je ne le fais jamais… L’Acte inconnu, qui portait en son centre la très grande marionnette Daniel Znyk, était peut-être une façon d’y arriver !… J’ai voulu plusieurs fois repartir du Festin de Balthazar et de la main qui écrit sur le mur : «pesé, compté, divisé». Pour ce qui est de cette toile, nous allons l’agrandir et la recadrer. J’ai peint cette série de toiles tantôt au sol, tantôt au mur. Je travaille souvent ainsi : six tableaux en six jours, ou 2587 dessins en quarante-huit heures. J’ai besoin de la contrainte du temps, de la lutte contre le temps, de créer dans cette contrainte, un peu comme les acteurs. Dans ma façon de travailler le texte, aussi : le texte plus que jamais cette fois-ci a été «peint». Dans la peinture, les choses restent très longtemps dans un chaos et s’organisent définitivement soudain. Dans l’écriture aussi. L’ordre n’est trouvé qu’à la fin.


Comme une sorte de coagulation ?


Oui, ça se précipite. Dans le prologue du livre, il est question de «précipités sur précipités», au sens chimique : c’est comme des matérialisations d’éléments qui réagissent les uns sur les autres… Pendant l’écriture du livre, comme toujours, j’ai tenu un journal. Cette fois-ci, finalement, le journal est entré dans le livre… Mais il n’entrera pas forcément dans la pièce. Le journal raconte les ruminations, sous forme à peu près brute, qui ont accompagné un an de travail. Il esquisse des programmes, des choses en cours, des processus en voie de maturation. Il explore quelques pistes à suivre, qui stimulent ou relancent l’écriture ou des murs jamais franchis.


Et l’écriture proprement dite ?


Ma manière est particulière. J’aime ce mot de manière, qui vient de «main». J’écris à la main, puis cela est saisi à l’ordinateur par Lola Creïs qui met le manuscrit au propre. La correction d’épreuves est une étape essentielle. Je surcharge, je fais proliférer. J’avance par floraisons. Et l’ordre surgit à la fin. Auparavant, tout est numéroté de façon extrêmement précise. De façon à pouvoir tout chambouler, transformer la disposition, revenir à la première version, en bricolant. Je veux pouvoir agir, profondément et partout sur le livre, en tous points et tout le temps. C’est le travail que j’ai fait cet été. Jusqu’au moment où ça se construit, organiquement et très vite, tout à la fin, dans l’urgence joyeuse et redoutable, en repoussant de jour en jour l’échéance fixée par mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens. Cette idée que la structure est la dernière venue, je crois qu’elle provient pour moi de la façon de travailler des acteurs. Ils font beaucoup d’exercices, très patients, gymniques, et quelque chose surgit aux derniers jours. André Marcon m’a dit une chose qui m’a beaucoup frappé. Il m’a raconté que les Anglais, quand ils préparent un Shakespeare, ne répétaient jamais la dernière scène. Cela m’a beaucoup plu. C’est l’art de frôler la catastrophe !... Et peut-être l’art tout court. Dès que le texte est transcrit en machine, il est affiché au mur et là commencent les corrections perpétuelles des épreuves. Tout ce qui est enlevé, rayé, est quand même là, à vue, exposé… C’est comme une archéologie. Ça me permet de rester au contact avec le fumier, avec les couches souterraines du texte. Croyant pratiquer le premier la littérature pariétale, je déroule le texte en fresques sur le mur, je l’épingle. Et puis, de la fresque, je passe de plus en plus au volume. Je sens qu’il y a une parenté entre la dispersion sur la page et la mise en scène. Le mouvement consiste toujours à aller dans l’espace, à l’ouvrir toujours plus, jusqu’à livrer le texte à d’autres corps… S’il y a une scénographie forte, comme sont toujours celles de Philippe Marioge, cela peut presque être un jeu d’enfant. L’espace devient une portée où les corps se fixent tout de suite en place, comme des notes. Sans qu’on se pose de questions. La scénographie de Philippe pour L’Opérette a eu cet effet extraordinaire, et ça s’est vraiment passé comme ça : au fond, il n’y a pas eu de mise en scène, les corps hongrois se sont mis pratiquement tout seuls à leur place juste, et voilà tout. Finalement, nous faisons tout à l’envers : les acteurs avant la pièce, la scénographie avant le texte… L’alliance avec Philippe Marioge, avec Christian Paccoud, avec Céline Schaeffer, avec Adélaïde Pralon et Pascal Omhovère, est fondamentale, mais nous faisons systématiquement tout à l’envers. L’inversement est aussi une figure de la respiration.


À l’envers par rapport à quoi ?


Par rapport à : «un, je choisis un thème de l’Histoire ancienne ; deux, je choisis les personnages ; trois, je leur donne des paroles…» À l’inverse de Racine, si vous voulez !


Et avez-vous le sentiment que votre manière est en train d’évoluer ?


Actuellement, je retourne au roman théâtral. Une partie seulement du livre Le Vrai sang sera jouée. C’est une manière de revenir au livre, à l’utopie du livre. Ne pas oublier la force du non-lieu théâtral.


Mais après la mise au point du livre utopique, votre création va encore jusqu’à la scène ?


Après le livre, on fait une lecture de l’ensemble. Très vite, je vois beaucoup de choses qui vont tomber. C’est comme une érosion, qui passe par le souffle. Il faut trouver l’os. Dégager les épisodes, resserrer, parfois dédoubler. Il y a beaucoup de reminiscences. Le texte agit par leitmotive. Lectures et vues sont des réminiscences. Il faut sortir les rythmes et la structure cachée. Cette phase devrait aller assez vite. D’abord, une première lecture, trois jours avant le vrai début du travail, et puis le 15 novembre, on s’attaque à la version scénique. Là, nous passerons un ou deux jours de lectures à vérifier les différents parcours des comédiens. Après cela, le texte de scène est à peu près fixé. Par contre, les parties chantées ne sont pas encore là, nous les travaillons avec Christian dans un atelier tardif et très à part.


Et les rôles ?...


Comme dans L’Opérette, comme dans Le Drame de la vie, ça part toujours d’une multitude. Les personnages revêtent de nouveaux noms à chaque scène comme autant de costumes. Et à la fin du livre s’écoule un fleuve de noms. Les noms miroitent sans fin. Comme une semée humaine. J’ai toujours une réserve, que j’appelle le Vivier de noms, une sorte de piscine nocturne où je les laisse vivre leur vie. Certains reviennent d’une oeuvre à l’autre… Même si cette multiplication des noms est moins sensible en scène, je tiens à cet effet particulier, à ce miroitement.

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