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Le Vertige des animaux avant l'abattage

mise en scène Caterina Gozzi

: Notes sur le titre

par Loayza

Abattage (sfagi). Le titre grec (i zali tôn zôôn prin tin sfagi) est à la fois énigmatique et suggestif. Chaque mot mérite un bref commentaire. Le terme ici traduit par “abattage” désignait déjà en grec ancien, et désigne toujours, le meurtre ou le massacre. Hier comme aujourd’hui, le verbe correspondant se traduit par “égorger”, et de nos jours, la sfagi peut également nommer le point de la gorge ou du cou sur lequel s’applique le coutelas du boucher. Mais il faut noter ici que dans l’Antiquité, boucher et sacrificateur ne se distinguent guère, car la sfagi a aussi un sens religieux : elle se comprend alors comme immolation ou mise à mort rituelle (l’animal sacrifié, en secouant la tête, devait signifier symboliquement qu’il acceptait d’être abattu. Le “vertige” de Dimitriádis fait peut-être allusion à ce geste, provoqué par l’officiant : dans quel mesure les protagonistes auront-ils consenti ou non à leur propre fin ?). Cette valeur religieuse du terme, actuellement effacée, ressurgit cependant dans les versions grecques contemporaines du théâtre antique. Le motif du sacrifice sanglant joue en effet un rôle essentiel dans de nombreuses tragédies. Des oeuvres telles qu’Ajax, de Sophocle, Iphigénie à Aulis, d’Euripide, ou l’Orestie, d’Eschyle (dont Dimitriádis a signé une traduction), tirent de puissants effets poétiques du lien parfois ambigu qui noue le massacre au sacré.


Animaux (zôa). Les héros du Vertige seraient-ils donc implicitement identifiés, comme Oreste ou Iphigénie le furent explicitement, à des victimes sacrificielles ? L’hypothèse vaut la peine d’être risquée, puisqu’aucun “animal” n’intervient dans le courant de la pièce et qu’il ne reste plus dès lors, pour être considérés comme tels, que les personnages (ou du moins certains d’entre eux : tous ceux qui portent un nom). D’ailleurs l’homme, on le sait de reste, est et n’est pas un animal. En grec moderne, le mot zôo hésite, plus nettement encore que le français, entre deux acceptions, et est plus nettement apparenté à l’idée de “vie” (l’animal grec est étymologiquement un être “vivant”). En un premier sens, l’homme est un animal parmi d’autres – un organisme vivant qui, par opposition aux végétaux, paraît doué de sensation, de perception et de locomotion. L’être humain, de ce point de vue, se définit chez Aristote comme “animal rationnel” (c’est-à-dire “doué de logos”) et cette définition est encore couramment citée, sous une forme ou une autre, dans les dictionnaires de grec moderne. Mais “animal”, en un deuxième sens courant, ne s’entend au contraire qu’à l’exclusion de l’être humain : fait alors partie du règne animal tout organisme défini comme ci-dessus et dépourvu de ce logos – raison, pensée, langage – qui est le propre de l’homme. Qu’en est-il donc dans Le Vertige ? Le concept de zôon, depuis Aristote, n’a pas de fonction strictement descriptive. Il suppose une hiérarchie des êtres, classés par ordre croissant de valeur et de complexité, du minéral au divin (ou si l’on préfère, du non-vivant à la vie absolue). Les protagonistes se retrouveraient-ils ici ravalés à un degré hiérarchique “inférieur”, infra-humain ? Ne serait-ce pas plutôt que l’homme, de même qu’il domine les animaux, est lui-même, peut-être, dominé à son insu par des puissances qui le manipulent à leur guise et le traitent en simple “animal” – tantôt compagnon de jeu, tantôt viande sur pied destinée à la boucherie ? (La présence, dans la pièce, d’une mystérieuse trinité d’êtres que ne désignent que des lettres, invite à le penser : A, B et C semblent en effet doués d’un logos incommensurable à toute logique humaine.)


“Je ne suis pas un être humain.” L’humain, jouet d’autres êtres, et risquant à un tel jeu de perdre son humanité, à moins qu’il ne la trouve qu’au prix un tel risque : par ce biais, nous retrouvons l’univers tragique. Quoi qu’il en soit, chez Dimitriádis, l’humanité ne va pas de soi. C’est même là l’une des intuitions qui communiquent à son écriture une telle énergie. Lui-même s’en est expliqué à plusieurs reprises. L’humain, loin de lui être donné, réclame d’être rejoint : “je n’appartiens pas au genre humain”, écrit-il dans Le Théâtre en écrit. “Je ne suis pas un être humain. Je suis éventuellement moins qu’un homme ou plus qu’un homme, mais je me trouve, de toute façon, en dehors de l’espèce humaine” (p. 21). Ce manque ou cette exclusion expliqueraient selon lui le besoin de s’inventer ce qui fait défaut, de se donner par le théâtre un supplément d’humanité : “le monstrueux et le nonhumain qui composent la nature de l’auteur dramatique ont une faim et une soif de l’humain pareilles à celles des morts dont Ulysse fait monter jusqu’à lui les ombres pour offrir un sacrifice” (pp. 22-23). Voilà donc qu’au détour d’une image empruntée aux sources les plus anciennes de la poésie grecque ressurgit le motif du sacrifice sanglant – et l’auteur, on l’aura noté, est visiblement du côté des morts, de ces fantômes que le sang versé restitue quelques instants à la lumière et à la présence (même si, de façon aussi étrange mais plus secrète, il se tient sans doute également aux côtés d’Ulysse, le sacrificateur errant en quête de son chemin, et qui n’est après tout lui-même, à son tour, qu’un être de fiction, n’existant que le temps d’un rêve, “momentanément, le temps d’un éclair du cerveau” (p. 24)).


Vertige (zali). C’est peut-être en ce point, sur cette limite indécise entre vivants et morts, fiction et vérité, manque et supplément d’existence (limite ou partage que l’écriture, comme le sacrifice, contribue à la fois à instituer, à confirmer et à effacer), qu’intervient la zali, ce “vertige” qui étourdit la victime avant qu’elle soit frappée. En grec comme en français, ce vertige peut aller jusqu’à l’évanouissement. Dans les deux langues, il désigne fréquemment un trouble passager, à la frontière du physique et du mental. Enfin, la zali est le nom de ce malaise fascinant que l’on éprouve quand un abîme s’ouvre sous nos pieds, lorsqu’il suffirait d’un pas pour nous y précipiter sans retour – et où la possibilité d’une telle chute (dont on éprouve que le corps l’anticipe) cause une horreur d’autant plus trouble qu’elle exerce par cela même une certaine attirance secrète.


Quelle est ici cette profondeur insupportable ? Est-elle celle d’un vide qu’on ne peut regarder en face parce qu’il n’est pas à notre mesure ? Celle d’une menace de tous les instants, tapie sous chacun de nos pas, susceptible à tout moment de priver notre vie de son assise ? Serait-ce que l’existence comme telle est à la fois vide et menace, inséparablement ? “Pourquoi avons-nous fait tout ce mal ?”, crie Nilos peu avant la fin. Mais bien avant son agonie, anticipée depuis toujours, une autre voix aura tranché, sans que nul homme ne l’entende : “Les questions sont le fond du monde. C’est pourquoi elles doivent rester sans réponses”. En grec ancien, la zali a d’abord nommé l’agitation violente de la mer, d’où la tempête au large. Tempête qui, chez les tragiques, devint il y a vingt-cinq siècles l’image d’une bourrasque meurtrière, et qui refermera ici le cercle de ces réflexions lexicales – car zali se traduit alors par “flots de sang”.

Daniel Loayza

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