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Le Triomphe de l'amour

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Galin Stoev

: À propos du spectacle

Dans cette histoire, la jeune princesse Léonide se transforme en Phocion – la fille se transforme en garçon –, la scène se transforme en parc, et l’espace du complot se transforme en une jungle de sensations. Tout dans cette histoire se concentre autour de la notion de transformation, et montre comment une chose peut devenir son contraire tout en paraissant continuer à suivre un processus logique et naturel. En un sens, le texte montre comment les limites instituées par la raison – la politique du monde ou des sentiments, garante de l’ordre des choses – deviennent mobiles, fluentes et incertaines. Pour ma part, je propose d’explorer une situation de jeu théâtral dans laquelle on se retrouve non seulement avec l’identité de quelqu’un d’autre, mais aussi dans le corps de quelqu’un d’autre. Je propose donc un parti pris issu du théâtre élisabethain, en choisissant une distribution uniquement masculine. On sait que la pièce commence avec un travestissement. Dès lors, dans notre cas, le changement de costume provoque une transformation totale. Autrement dit, le travestissement ne reste pas sans conséquence : il laisse ses empreintes sur le corps, et par là même, sur l’identité de la personne travestie. Cela crée une situation paradoxale de jeu immédiate. La proposition d’avoir une distribution de même sexe suggère à mon sens un code et un niveau de convention de jeu qui situe immédiatement l’enjeu dramatique en dehors de tout réalisme. Cela propose un dispositif qui, au lieu d’être illustratif, agit directement sur l’imaginaire. Selon un même ordre d’idées, j’imagine commencer la pièce dans un espace vide qui sera graduellement habité par des images et des sensations.


La première scène, comme la plupart du temps chez Marivaux, est une sorte de manuel qui explique le déroulement de la soirée, ainsi que la problématique qui y sera explorée. Nous avons donc dès le départ tous les indices et éléments proposés qui constituent l’intrigue. Ensuite s’enchaînent une série de situations qui chacune suit le plan annoncé par la princesse dans la première scène. Cependant, les choses ne se passent pas tout à fait comment prévu, et c’est là, bien entendu, que se situe tout l’intérêt et la profondeur du texte. Mais il convient de situer précisément le lieu que Marivaux assigne à ces imprévus. On sait que l’intrigue elle-même, dans son déroulement rationnel, ne s’écarte que fort peu de la structure initialement établie – n’oublions pas que nous sommes à l’époque des Lumières, et le monde doit au moins avoir l’air logique, cohérent, et gérable. En fait, toutes les surprises, tous les gouffres, toutes les trahisons, toutes les blessures et les cicatrices, toute la douleur et la joie, la peur des émotions, tout cela ne transparaît pas au niveau de l’intrigue rationnellement construite, mais se déploie plutôt dans le champ de l’intime. Marivaux nous propose de trouver un accès à l’espace émotionnel de ses personnages, pour nous montrer et nous faire sentir qu’en cet espace ne règne aucune règle préalablement fixée. Là-bas, on peut seulement deviner, anticiper – jouer avec l’inconnu, avec l’inconnaissable, avec tout ce qui n’obéit pas aux classifications et aux formules. Plus la structure de la pièce est schématique, plus cela ouvre un champ vaste pour étudier la nature des sentiments. Et cette nature elle-même est un moteur inépuisable du jeu théâtral. Les rails symétriques de l’action se remplissent de processus émotionnels extrêmement complexes : et c’est cela qui constitue la matière que je souhaite explorer avec les comédiens. Le trouble émotionnel des personnages s’entremêle avec le trouble physique des interprètes. Cela pourrait être une source d’humour, et rajouter une clarté par rapport à l’objet de notre recherche – l’identité et la fluence inquiétante de ses limites.


Il convient également de souligner la structure de regard impliqué par ce dispositif. La distribution exclusivement masculine force en effet aussi bien le comédien que le spectateur à réfléchir de manière singulière la distance, rendue d’autant plus sensible, entre la perception qu’il peut avoir de lui-même et la perception qu’autrui a de lui : c’est lorsque le corps du comédien et du personnage coïncident que le comédien doit jouer le simulacre d’un travestissement ; de même, lorsque le personnage féminin de Léonide se travestit pour les besoins de sa cause, c’est son apparence masculine qui trouble sa propre identité, alors même que c’est le corps masculin de l’acteur qui intrigue et trouble le spectateur. Autrement dit, ce dispositif multiplie les points de vue possibles, en ce qu’il crée des écarts entre ce qui est montré et ce qui est vu, entre ce que le personnage ou le comédien voit de lui-même, et ce que les autres personnages ou les spectateurs en perçoivent. Cela implique une distanciation spontanée, à savoir un regard particulier et accru des modes de comportements censés caractériser l’un ou l’autre genre : qu’est-ce qu’être un homme ou une femme, et quel est l’écart entre cette réalité telle qu’on peut la vivre, et ce qu’on peut en figurer ou en imaginer ?


Finalement, le travestissement – figure centrale du texte – consiste en un objet artificiel et presque monstrueux que la princesse crée d’elle-même sans tout à fait comprendre ce qu’elle fait. Car cet objet agit comme un aimant, qui attire et concentre les sentiments véritables de tous les personnages – la princesse y-compris. Autrement dit, par un artifice, elle provoque une vérité profonde chez chacun, une vérité qui leur était cachée jusque là : le sentiment amoureux, en tant qu’il déborde toute politique, c’est-à-dire tout ordre institué des choses et du monde. Marivaux insiste sur le fait que pour toucher à la vérité, il faut passer par le mensonge, ou tout au moins, par l’apparence. La vérité de l’apparence : telle est aussi, finalement, ce qui constitue l’essence du théâtre, et qui est toujours abordée, comme en pointillé, dans la plupart des textes de Marivaux.

Galin Stoev

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