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Le Tartuffe ou l'Hypocrite

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Ivo Van Hove

: Rencontre avec Ivo van Hove et Jan versveyveld

Propos recueillis par Laurent Muhleisen

Laurent Muhleisen. Ce n’est pas la première fois que vous mettez en scène Molière. Mais que représente pour vous le fait de monter une de ses pièces en sa maison, pour une occasion aussi particulière que le 400e anniversaire de sa naissance  ?


Ivo van Hove. Jusqu’ici, je m’étais toujours gardé de monter un classique français en France ; en tant que metteur en scène étranger, s’attaquer à un auteur dans le pays même où il est devenu un classique me semble être un exercice périlleux. Mais Éric Ruf a l’art de me faire des propositions auxquelles je ne peux pas dire non. Présenter Salle Richelieu une nouvelle production du Tartuffe le soir même du 400e anniversaire de Molière, comment refuser une telle offre ? Et puis, j’aime beaucoup Molière.


L.M. Pourquoi cette pièce en particulier ? Et surtout, pourquoi cette version-ci du Tartuffe, en trois actes au lieu de cinq – la version « originale » en somme, écrite en 1664, et interdite  ?


I.v.H. Pour moi, cette version en trois actes a été une véritable découverte. Elle est emprunte d’une force violente, presque sauvage.
Bien sûr, on perd l’acte deux, avec ses belles scènes entre Valère et Mariane, et Dorine occupe une place moins centrale dans la pièce ; on perd aussi l’acte cinq, mais c’est celui-là même qui m’a toujours retenu de monter la pièce. L’idée de ce Deus ex machina qui sauve la famille d’Orgon et punit Tartuffe est, pour moi, sans intérêt dramaturgique aucun ; tout le monde sait que c’est pour obtenir enfin de Louis XIV l’autorisation de la représenter que Molière avait modifié la fin de son Tartuffe.
Mais si l’on perd certaines choses, on en gagne d’autres : d’une part, le conflit opposant Orgon à son fils Damis est plus fort, plus dramatique, et d’autre part – élément capital pour moi – rien ne s’oppose à ce que la relation entre Tartuffe et Elmire vienne occuper le centre de la pièce. Si à la fin du deuxième acte, Elmire est dans une stratégie de séduction face à Tartuffe, rien n’empêche qu’elle ait, au troisième acte, une relation sexuelle avec lui. Pour moi, en effet, Elmire et Tartuffe sont tombés amoureux l’un de l’autre... Enfin, j’aime l’absence d’une véritable résolution dans cette version en trois actes. Certes, Tartuffe est chassé, mais on a toute latitude pour imaginer ce qui va se passer ensuite dans la famille d’Orgon.


L.M. Pour vous, justement, que raconte Tartuffe ?


I.v.H. Avant tout, je crois, le com- bat, mené par Mme Pernelle, pour consolider l’ordre ancien, un ordre basé sur la famille, avec un père, une mère et des enfants obéissants ; la particularité, c’est qu’au sommet de la pyramide trône une matriarche. Mais l’on se rend vite compte que la famille d’Orgon est profondément dysfonctionnelle. Elmire est alitée depuis des jours, et son mari s’est retiré à la cam- pagne ; tout laisse croire que ce mariage n’est pas heureux, sans doute en crise. Le fils de famille ne se sent pas respecté par son père, mais il est prêt à en découdre, le beau-frère est une sorte d’intellectuel activiste plaidant pour un monde nouveau, la servante est pragmatique, viscéralement acquise aux idées modernes ; tout présage d’une bataille que vont se livrer conservateurs et progressistes, sur fond de place de la religion, ici représentée par Tartuffe.


L.M. Le sous-titre de cette première version est «l’hypocrite » ; Tartuffe, ici, n’est pas un criminel. Il doit « simplement » ruser pour continuer de passer pour un dévot tout en cherchant à posséder Elmire. En quoi est-il un catalyseur ?


I.v.H. Tartuffe est un mendiant qui vit d’aumônes. Pour une raison inexpliquée, Orgon l’invite chez lui, comme on inviterait un SDF, mais il lui offre une place centrale, presque plus importante que la sienne, au sein de son foyer. Pour moi, Tartuffe intériorise ce statut pour une question de survie : lui n’a rien alors qu’eux ont tout. On ne saurait qualifier son comportement d’opportuniste, puisqu’il s’agit de ne pas mourir de faim. Tartuffe s’identifie même d’autant plus facilement à cette religiosité que, pour lui, elle finit par être « vraie », comme seront vrais ses sentiments pour Elmire. Il y a, je crois, des indicateurs très précis et très subtils de l’évolution de Tartuffe – et d’Elmire – dans le texte. C’est volontairement que j’ai choisi de distribuer le rôle de Tartuffe à un acteur jeune et, on peut dire, attirant. Il est une surface de projection pour tous les protagonistes de la pièce, comparable au personnage principal du film de Pasolini Théorème.


L.M. Quelle scénographie avez-vous imaginée pour rendre compte de cette situation, et de son développement ?


Jan Versweyveld. Nous avons choisi de construire un espace non réaliste, une installation destinée à servir de cadre à ce qui, pour nous, relève d’une expérimentation sociale. Ce décor est en fait une machinerie. Au départ, il s’agit de métamorphoser Tartuffe, de le faire passer de l’état de clochard à celui d’homme respectable. Le décor se développe ensuite uniquement comme une série de moyens pour raconter l’histoire de cette expérimentation. Le plateau de la Salle Richelieu reste nu. Pour souligner cette impression de vide, nous avons installé deux grands miroirs à cour et à jardin ; l’espace s’y réfléchit, s’y démultiplie. Nous créons un pont reliant les deux côtés de la scène – il y a des portes dans les miroirs – une sorte de galerie flottant à une certaine hauteur, au centre de laquelle un grand escalier permet d’accéder au milieu du plateau. Puisque que nous avons parlé de surface de projection : une sorte de grande feuille de papier blanc, à l’avant- scène, figure précisément l’endroit où l’histoire de Tartuffe s’écrira. Différents effets de lumières, venus de petites sources réparties sur le plateau, rythment l’ambiance qui est tantôt chaleureuse, tantôt froide, voire médiévale !


I.v.H. L’idée d’une mise en scène relatant une expérimentation familiale vient du fait que je pense que les pièces de Molière sont des drames familiaux, conjugaux, reflétant une société en mutation, écartelée entre des tendances résolument conservatrices – basées sur une idée de cohésion totale, hiérarchique et collective – et des désirs d’émancipation, de liberté, plus individuels. Mme Pernelle et Orgon versus Cléante, Damis, Dorine et les autres, en quelque sorte. Et comme nous ne sommes pas dans une mise en scène réaliste, des projections de commentaires, de questions, de remarques viennent renforcer l’idée que le spectateur, ici, ne doit pas seulement ressentir, mais aussi réfléchir. Elles soulignent l’idée d’une narration très séquencée ; parallèlement, la musique d’Alexandre Desplat, grand compositeur de musique de films, apporte, du point de vue des thèmes musicaux, des rythmes, des tonalités, une touche cinématographique à notre mise en scène.


  • Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française
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