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Le Syndrome de l'oiseau


: Entretien avec Sara Giraudeau

Propos recueillis par Pierre Notte

Vous connaissez ce texte depuis longtemps, vous souvenez-vous de votre impression à sa première lecture ?


Je connais ce texte depuis environ cinq ans. Avant de me lancer dans la lecture, je me souviens que le thème m’avait fait très peur, pour ne pas dire repoussée. Il me paraissait impossible d’aller jouer tous les soirs une histoire de séquestration, situation inhumaine qui, à l’imaginer, me devenait vite insupportable. Mais le titre, à l’inverse, m’inspirait. Il portait à la fois un aspect clinique, une poésie, et une énigme que je voulais déchiffrer, alors je me suis lancée... Trente minutes plus tard j’étais abasourdie, émue, épatée.
Ce texte comportait au final tout ce que je recherchais. Une poésie exprimant l’indicible et une montée dramatique très puissante. Car Pierre Tré-Hardy, l’auteur, a décidé de s’attacher à un moment précis de cette séquestration : la dernière heure. Cela induit une tension et une montée dramatique qui nous détournent de l’horreur et nous rattachent à la vie, à l’urgence du moment présent. Il n’a donc pas fait une pièce qui décrit simplement l’horreur d’une séquestration, il s’est servi de cette situation épouvantable pour faire naître autre chose : un thriller.
Et c’est cette originalité qui fait sa force.


L’Oiseau, c’est vous. Une jeune fille piégée, abusée, condamnée. Qu’est-ce qui pousse une comédienne à vouloir défendre un rôle si dur, si âpre ?


Ce rôle était à mes yeux tellement dense que je n’en ai pas vu tout de suite l’extrême âpreté. C’est la situation qui m’a paru d’emblée extrêmement dure, mais cette jeune femme livrée à son propre sort avait quelque chose d’abandonné. Ève est une âme perdue à qui on fait vivre le pire et qui trouve inconsciemment des parades pour se défendre. Ce qui la protège de tout, c’est cette enfance, amputée certes, mais qui est restée à l’état pur.
Cette innocence préservée lui permet de vivre cette situation monstrueuse autrement, avec une poésie qui n’appartient qu’à elle. C’est un personnage qui n’existe que par lui-même, sans aucune référence possible pour nous. Tout est à créer, imaginer. De plus, l’innocence de l’enfance est sacrée pour moi, et la mettre en contradiction avec une réalité horrifique était extrêmement intéressant. L’inhumain dans cette pièce vient du caractère terriblement immuable que provoque l’enfermement sans issue, mais comment l’humain justement se défend de ça ? Comment la folie se déploie-t-elle en lui pour le protéger ?


Cette jeune fille nous dit-elle quelque chose du monde et du temps d’aujourd’hui ? Du regard des hommes sur les femmes ?


On en revient effectivement à ce que possède la femme et à ce que l’homme veut contrôler et posséder. Dans ce cas, il est pour moi question d’une sacralisation de la femme en ce qu’elle a de plus profond, et que le personnage de Franck va vouloir posséder.
Et dans cette sacralisation de l’être féminin, il y a la peur qu’il se déploie, qu’il s’enrichisse, qu’il se transforme. D’où le besoin de Franck d’en faire son objet, qu’il chérira, à sa façon, mais qu’il torturera aussi. Les hommes ont toujours empêché la femme de se déployer, de s’accomplir. Comme si elle devait être réduite à son apparente fragilité, à cet instinct de douceur et de protection qui la caractérise. Cette servilité que l’homme a imposée à la femme depuis la nuit des temps est incroyablement intéressante. Il a fallu attendre si longtemps pour que la femme puisse exister en tant qu’être humain à part entière, doué de raison, et pas comme un être simplement utile à la reproduction et toujours au service du sexe masculin... Mais ce rapport si inégal, instauré depuis si longtemps, comment est-il né ? Ça, c’est une autre question, mais en tout cas oui, la pièce nous ramène aussi à cette peur du masculin face à la féminité, et qui lui donne le besoin de la contrôler.
C’est ce qui m’intéresse dans le personnage de Franck. Pour qu’un homme agisse de manière si terrible, c’est qu’un traumatisme et une lourde faille se situent quelque part. Lui aussi, c’est un enfant traumatisé, bafoué, dont la vengeance se traduit par un acte monstrueux. Comme s’il voulait posséder pour réparer... on ne sait quoi.


Vous allez co-mettre en scène... Savez-vous déjà quels pièges vous voulez éviter ? Quelle direction vous allez donner au Syndrome ?


Le piège principal pour moi est d’être à la fois actrice et metteuse en scène. Car comme l’acteur est « dedans » et le metteur en scène « en dehors », il me sera parfois très compliqué d’être « dedans » et « en dehors » à la fois... Un regard extérieur sur le jeu et un accompagnement sur l’élaboration artistique du projet me sont indispensables.
Mon co-metteur en scène, Renaud Meyer, très bon ami, connait bien mon univers, il va m’accompagner dans cette aventure. Mettre en scène n’était pas une évidence au départ, elle l’est devenue avec le temps car c’est une pièce d’acteurs, et que les personnages sont si difficiles à incarner que le travail d’interprétation est déjà un travail de mise en scène. Cette situation « hors du commun » donne naissance à des personnages « hors du commun », ils entretiendront un lien, lui aussi « hors du commun ». Pour se faire, il fallait que je trouve le bon partenaire. Distribuer le rôle de Franck était ma première préoccupation. Soit je trouvais la personnalité qui allait m’aider à construire le bon duo, soit je ne montais pas la pièce. La rencontre avec Patrick d’Assumçao, sa personnalité et son intelligence de jeu, m’ont ouvert tous les possibles.


Qu’est-ce que cela signifie, pour vous, « mettre en scène » aujourd’hui ?


J’ai un imaginaire visuel qui s’active tout de suite lorsqu’un projet me plait, que ce soit un film ou une pièce... Et il est parfois douloureux qu’un metteur en scène prenne la main totalement sur un projet sans que l’acteur ne puisse avoir aucune prise sur le résultat final. Comme si chaque acteur apportait sa couleur à un tableau, mais qu’il ne pouvait pas choisir comment l’associer avec les autres couleurs alentours. Si je tente de créer un beau rouge, je le ferai de mon côté, avec mon imaginaire d’actrice. Mais qui me dit que ce rouge ne va pas changer de nuance en fonction des couleurs avec lesquelles le metteur en scène décide de l’associer ? Le rouge que j’avais choisi au départ peut se ternir, ou bien devenir trop vif, perdre de sa substance... L’acteur est un passeur, le metteur en scène un créateur. Même si le dialogue est présent avec la plupart des metteurs en scène, on attend tout le temps de l’acteur qu’il s’attache à la création de son personnage, qu’il apporte sa couleur au tableau, mais ce n’est en aucun cas lui le peintre. Alors, j’avais envie de relever le défi, de peindre à mon tour le tableau en entier. Et si le résultat me déçoit, je ne pourrai en vouloir qu’à moi-même ! C’est un bonheur et une excitation intense d’avoir la main sur tous les éléments qui constitueront ce tableau.


Ce tableau, le « syndrome » de l’oiseau, quel est-il ?


Je pense que ce syndrome de l’oiseau est une forme du syndrome de Stockholm. Car d’après sa définition, c’est le même phénomène psychologique observé chez des otages ayant vécu durant une période prolongée avec leurs geôliers. Ils ont pour la plupart développé une sorte d’empathie, de contagion émotionnelle vis-à-vis de ceux-ci, selon des mécanismes complexes d’identification et de survie. Le personnage de Ève est cet oiseau emprisonné dans un environnement où Franck a été son seul repère durant dix-huit ans, son attitude vis-à- vis de lui va donc comporter toutes les contradictions qui en découlent. L’amour, la haine, un rapport et un attachement irraisonnés liés à son instinct de survie. L’oiseau pour moi reflète tout être humain qui, à la sortie de l’enfance, est amené à voler de ses propres ailes. Un oiseau enfermé depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte est contraint et forcé à ne pas s’envoler. Il le fait comme il peut avec les repères qu’il a, d’où la naissance d’une certaine folie. Mais si tout d’un coup vous enlevez ces repères et lui en offrez d’autres, il ne saura certainement pas quoi en faire, et sera apeuré. D’où l’image d’un oiseau enfermé depuis longtemps à qui on ouvrirait la cage et qui ne s’enfuirait pas... C’est l’extérieur qui devient un danger. C’est toute la contradiction de cette pièce et de ce syndrome. Être libérée est le seul espoir, le seul but d’Ève, mais si elle y parvient, comment le supporter ?


Dans quel espace serons-nous ? Sa tête, à elle, son cauchemar ? Ou un espace réel, concret, d’enfermement ?


La pièce a selon moi besoin d’un cadre concret, et elle doit en même temps s’en écarter. C’est toute la complexité de cette histoire. Trop de concret empêcherait l’imaginaire du spectateur de fonctionner, et inversement, trop d’imaginaire le perdrait et l’éloignerait du réel, indispensable pour croire à l’histoire. Il faut un juste milieu entre les deux, afin que le spectateur ait des points de repères, qu’il puisse croire à la réalité de la situation, tout en lui laissant le champ libre pour que son imagination guide son émotion. Comme c’est une situation hors du commun, si je guide le spectateur vers une réalité trop concrète, je lui enlèverai sa propre vision. C’est un long travail de réflexion avec le décorateur, Jacques Gabel, pour définir au mieux un espace qui signifie des choses concrètes, mais n’impose pas une manière définitive de voir. Le son également sera très important. C’est aussi lui qui aide à accorder le réel à l’imaginaire. Car le son est lui aussi une sorte d’oiseau insaisissable qui nourrit autant l’inconscient du spectateur que la réalité des émotions qu’il traverse. Le point de vue reste le plus souvent impartial, hormis pour le début et la fin. Car l’entrée et la sortie d’une histoire sont très importants pour moi, et là, le changement de point de vue est déterminant. Je m’attache pour ces deux moments à la réalité de Ève et à son imaginaire. Car j’ai besoin quand même de mettre le spectateur dans sa réalité à elle. Franck est le personnage concret, Ève, elle, détient l’imaginaire et la poésie. Je pense donc qu’il est important d’entrer dans ce monde avec elle, et d’en sortir avec elle...

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