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Le Suicidé

+ d'infos sur le texte de Nicolaï Erdman traduit par André Markowicz
mise en scène Jean Bellorini

: Une comédie de la bureaucratie et de la terreur

Par André Markowicz

Meyerhold le faisait remarquer : il y a une lignée dans le théâtre russe, celle de la comédie inventée par Le Révizor de Gogol, reprise par Alexandre Soukhovo-Kobyline dans ses trois Images du passé si actuelles qu’elles n’ont jamais été jouées du vivant de l’auteur, et reprise à son tour par Nicolaï Erdman, dans Le Mandat puis dans Le Suicidé. Une comédie qui est tout sauf un vaudeville ou une comédie de mœurs, ou la satire d’un vice – une comédie qui est le portrait d’un État, d’une mécanique à déshumaniser.


Une comédie de la bureaucratie et de la terreur – et d’une terreur générale, celle d’un pays dans lequel si les gens existent, c’est qu’ils ont peur. Peur d’un pouvoir invisible, peur de leurs propres fantasmes, peur les uns des autres, peur, bien sûr, d’avoir peur.


Une comédie dans laquelle la langue est déformée, cassée, parce les hommes sont cassés, et cassés par leur propre absence. Une langue démantibulée, qui n’est qu’un agencement mal ficelé de lieux communs même plus sentis comme tels, d’expressions toutes faites qui, dans leur conflagration, provoquent des séismes : « les malades guérissent comme des mouches, tel est l’ordre établi », dit le « curateur des œuvres de charité » du Révizor.


Les personnages d’Erdman parlent cette langue cassée, héréditaire, de la Russie, en lui donnant une couleur soviétique, puisqu’il écrit dans cette URSS que Staline vient de précipiter dans l’industrialisation forcée et la collectivisation : « Ce qu’un vivant peut penser, seul un mort peut le dire ».


Il écrit à mourir de rire. L’expression est à prendre au sens propre : pendant les représentations du Mandat (la seule pièce qu’il ait été autorisé à faire jouer, en 1926), deux spectateurs sont morts : le public n’arrêtait pas de rire, depuis la première seconde, jusqu’au rideau final.


Mais à la noirceur de Gogol, au grotesque de Soukhovo-Kobyline (chez lequel même les fripouilles ne peuvent pas mourir tranquilles), Erdman ajoute une composante nouvelle : la précipitation. Les personnages tombent, se relèvent, courent, se bousculent, retombent, tremblent, et n’arrêtent pas de trépigner. La vitesse, chez Erdman, tient dans une nouveauté terrorisante : la force d’un point qui n’est jamais final, mais qu’on croit final à chaque phrase. Ça court de point en point. Chaque point – une explosion. Comme un trou noir, tout de suite suivi d’un autre. Une suite de chutes dans l’abîme, pour tous les personnages, selon un principe, oui, pour le coup, révolutionnaire : celui de la mitrailleuse. On n’a juste plus le temps.


Car le héros du Suicidé, ce n’est pas le chômeur Podsékalnikov, médiocre et veule (ou juste, tout bêtement, humain) qui cherche désespérément un moyen d’exister, de s’exprimer, de sortir du chômage, c’est dans cette scène fantastique de la tentative de suicide, l’homme face au temps, face au tic et au tac de l’attente de la mort, de la seconde d’avant que va suivre la seconde d’après, seconde après laquelle il n’y aura plus d’après parce que le pistolet aura tiré. Et là, ce n’est plus seulement le Bourgmestre de Gogol siècle qui vous demande : « De quoi vous riez ? ». Bien sûr, c’est « de nous-mêmes » que nous rions. Mais nous rions de nous dans l’épopée – dans notre épopée à nous, celle de chacun de nous, – ces « nous » que la Russie n’a jamais reconnus, depuis les Mongols jusqu’à Poutine, ces millions de « Je » qui font le « Nous » qu’on appelle la Russie.

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