: Un nouveau portrait de Molière
Entretien avec Anne Kessler et Danièle Lebrun
Chantal Hurault : Avec Le Silence de Molière de Giovanni Macchia, vous présentez une pièce qui nous fait découvrir Esprit-Madeleine, la fille de Molière, sur laquelle nous ne connaissons pas grand-chose.
Danièle Lebrun. Nous avons en
effet très peu de témoignages à
son sujet. il faut dire qu’il reste
peu d’archives contemporaines de
Molière lui-même. les recherches
historiques sérieuses ont été réalisées tardivement ; à part le précieux
registre de la grange, sa première
biographie faite par Grimarest a
été désapprouvée par ses propres
amis, dont Boileau. nous savons
qu’il a eu quatre enfants et que
seule esprit-Madeleine a vécu
longtemps.
Elle s’est retirée dans
un couvent, mais n’a pas pris le
voile. elle n’était pas forcément la
« bigote » que l’on décrit, ce que
la pièce dément d’ailleurs très
intelligemment : « Je serais restée
toute la vie au couvent, sans mari
et sans dieu... »
Elle a aussi été
accusée – sans fondement,
uniquement parce qu’elle est sa
dernière descendante – d’avoir
brûlé les archives de son père ;
Macchia, lui, reprend la thèse selon
laquelle les papiers seraient restés
chez Guérin, le fils qu’Armande
a eu après le décès de Molière.
Ce qui nous a séduites avec
Anne Kessler, la metteuse en
scène, c’est justement que Macchia,
cet italien passionné de littérature
et grand connaisseur de Molière,
a créé avec esprit-Madeleine un
personnage référencé certes,
mais totalement imaginaire.
Ce que nous aimons aussi, c’est
que les spectateurs sortiront en
se demandant « Mais qui est cette
femme ? », sans pouvoir aller
chercher dans une biographie
quelconque car ils ne trouveront
pratiquement rien !
Anne Kessler. Cette pièce nous
propose un voyage, poétique,
dans le temps. Avec Danièle, nous
sommes en effet convaincues que
cette femme doit conserver son
mystère. Au théâtre, j’aime partir
du principe que ce que l’auteur dit
est vrai et sincère. l’idée magnifique ici est de faire entendre le
témoignage de cette femme
depuis son regard d’enfant.
Considérant qu’elle avait peu
connu son père, et surtout trop
jeune, personne ne s’est vraiment
intéressé à elle. On ne fait malheureusement pas confiance aux
souvenirs des enfants, encore
moins à son époque qu’aujourd’hui...
Si nous pouvons être sûrs d’une
chose, c’est qu’esprit-Madeleine
a très peu, voire jamais, parlé
publiquement de son histoire.
Il y a tant de silence autour d’elle,
et dans sa vie... Dans le texte de
Macchia, un jeune homme vient
la rencontrer pour lui poser des
questions. nous conservons ce
principe de questions-réponses,
comme dans le cadre d’une conférence exceptionnelle.
Elle a vécu
longtemps après la mort de ses
parents, elle s’est éloignée de la vie
théâtrale pour choisir le couvent,
et l’on imagine qu’elle a dans sa
solitude eu le temps de réfléchir
et d’analyser son histoire.
Aujourd’hui, c’est la première fois
qu’elle parle en public, de façon
spontanée et sensible. le caractère
unique de l’événement tient aussi
au trouble de cette femme, qui
n’est pas habituée à prendre ainsi
la parole. Danièle sera plus que
jamais dans ce « maintenant »,
et elle répondra aux questions
du public selon son humeur, sa
volonté et l’incandescence de
ses sentiments. ce sera un grand
moment de vie !
C. H. Cette femme qui accepte de prendre aujourd’hui la parole dit s’être réfugiée dans le silence après un pamphlet paru contre son père et sa mère, au titre accusateur, Les Intrigues de Molière et celles de sa femme ou la Fameuse Comédienne. Il accuse Molière d’inceste en soutenant qu’il aurait épousé avec Armande sa propre fille. Comment appréhendez-vous ces soupçons ?
A. K. Notre parti-pris est de suivre les mots de l’auteur de la pièce sans surtout tenter de répondre à ces rumeurs. cela nous raconte surtout que les diffamations qu’a connues Molière durant toute sa vie ont perduré jusqu’après sa mort.
D. L. Elle ne peut hélas connaître
la vérité sur ses origines controversées. Macchia l’imagine comme
une petite Alceste qui aurait fui
un milieu parisien qu’elle détestait.
Aujourd’hui, son manque d’intérêt
pour la vie la travaille. Elle est
devenue une des « ces jeunes filles
cloîtrées, emprisonnées sans âme
ni lumière » comme elle les imaginait
enfant. Elle a surtout l’immense
remords de ne pas avoir défendu
son père, sa famille : « Je suis
responsable de n’avoir rien fait. »
Elle était encore adolescente
quand le pamphlet a paru, elle
souffre de ne pas être un héros
tragique, un héros vengeur et se
voit comme « un de ces êtres sans
visage », un « personnage superflu »,
un « personnage non réalisé ».
Lorsqu’elle raconte la mort de
son père, ce qui est frappant,
c’est la révolte qu’il y a déjà dans
cette petite fille. C’est une femme
blessée, surtout à cause de ce
pamphlet ; elle nous parle d’elle
bien sûr, mais au-delà de son
traumatisme, elle raconte
surtout Molière.
C. H. Molière a écrit pour elle la scène de Louison dans Le Malade imaginaire, mais elle n’aurait pas réussi à l’interpréter...
D. L. Que Molière ait écrit Louison pour elle est extraordinaire ! Des
enfants faisaient partie des troupes
bien sûr, les Beauval sont l’exemple
même de ces dynasties de comédiens nombreuses à l’époque,
mais écrire un tel rôle pour une
enfant de 8 ans – l’âge d’esprit-
Madeleine à ce moment-là – ce
n’était pas du tout l’usage. Dans
la pièce, elle revient sur son expérience personnelle du théâtre au
moment de Psyché, qui l’a fascinée
tout en l’effrayant. Pour ce qui est
du Malade imaginaire, elle n’a pas
réussi à dire un mot. Peut-être
qu’elle regrette, peut-être pas...
Elle regrette et elle déteste. ce
personnage affirme souvent le
contraire de ce qu’elle semble
penser.
A. K. Ces ambivalences, ces conflits
intimes en font un personnage
théâtral riche, avec toutes ses
complexités. le texte permet à
l’actrice des variations dans les
intonations, des nuances de jeu
qui peuvent fluctuer d’une représentation à l’autre et aiguiser
l’écoute.
Cette femme blessée
s’exprime sans savoir à l’avance
ce sur quoi elle va être interrogée,
et se surprend parfois elle-même
dans le flux de ses souvenirs.
Elle
raconte sa détestation du théâtre
tout en livrant un regard aimant,
empli d’interrogations. Cela donne
lieu à des propos passionnants sur
une époque où l’intime et le public
se mélangeaient. Sa mère passait
sans transition de la vie à la scène,
comme une Rachel dont on raconte
qu’elle était capable de jouer à la
marelle juste avant d’interpréter
Phèdre ! Cela avait naturellement
des répercussions sur son jeu, et
nous rappelle que le sacré est
intérieur, un état d’âme, un état
d’esprit.
Pour nous qui fêtons le
400e anniversaire de Molière,
entendre ce témoignage sur des
pièces qu’Armande a créées et qui
se jouent toujours est extrêmement
intéressant. ce spectacle est en
lui-même un hommage aux
actrices, aux acteurs.
C. H. Vous créez en effet ce spectacle à l’heure du 400e anniversaire de la naissance de Molière, dans sa Maison. Est-ce particulièrement émouvant ?
D. L. Jouer cette pièce au studio- théâtre est extraordinaire. J’aime sentir l’air de ce quartier où beau- coup de traces nous ramènent à Molière. ce qui est incroyable, c’est que la rue saint-thomas-du-louvre où il a vécu passait juste au-dessus de la pyramide du Louvre et donc du studio-théâtre !
A. K. Je suis touchée car, alors que nous avons de nombreux portraits de Molière, tous très différents d’ailleurs, se dessine en filigrane des paroles de Danièle un nouveau portrait de lui. Nous passons de l’image d’un Molière star à celle d’un père, d’un artiste, d’un Molière d’une humanité bouleversante.
- Propos recueillis par Chantal Hurault, responsable de la communication et des publications du théâtre du Vieux-colombi
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