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Le Roland, une trilogie


: Entretien avec le metteur en scène

Pouvez-vous nous dire en quoi cette trilogie du Roland est inspirée de La Chanson de Roland et n’est, en aucune façon, une adaptation de celle-ci ?


Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre : En effet, cela n’a rien à voir avec La Chanson de Roland et en même temps cela a à voir avec. Tout simplement parce que le projet d’écriture et de travail est né d’un moment où, avec les comédiens, nous avions décidé de lire ce texte. La seule chose que j’avais en tête, c’était que La Chanson de Roland, étant considérée comme le premier texte en prose de la littérature française, il me semblait intéressant pour un jeune auteur comme moi d’aller voir ce texte.
Nous avons passé trois semaines sur cette lecture et nous avons été formidablement surpris, et pris, par la beauté du texte, par ses résonances contemporaines fortes. J’ai l’impression, avec ces textes, que plus ils nous sont lointains plus ils nous semblent proches. Il y avait aussi des éléments purement littéraires qui me parlaient, tels les répétitions, l’aspect feuilletonesque que j’ai repris dans la structure d’écriture. De cette première lecture, un certain nombre de thématiques se sont dégagées, m’apparaissant sensibles ainsi qu’aux acteurs, en outre, cette idée du feuilleton, c’est-à-dire le fait de raconter une histoire dans laquelle reviennent des « gimmicks ». D’autre part, certains clichés de départ que nous avions en tête se sont révélés bien plus complexes : par exemple les méchants Sarrasins contre les bons chrétiens, donc un texte à connotation raciste qui, à la lecture, nous est apparu différemment. L’ennemi est en fait semblable, comme un double aussi valeureux que vous, ce qui rend d’autant plus héroïque votre combat. Ce qui m’a également motivé, c’est la présence du vieux français. Et j’ai voulu qu’il soit présent dans mon texte, parce que je trouve ce vieux français à la fois très lointain et très proche de nous. Nous avons travaillé avec un spécialiste du vieux français pour la prononciation, même si ce travail n’est pas du tout universitaire. Mais il y a quelque chose de magique quand cette parole arrive sur le plateau. Donc, à la fois des choses assez «grossières» et d’autres touchant à un certain merveilleux comme la fascination qui peut se dégager du simple nom des Sarrasins.


Vous avez retranscrit ce contexte de La chanson de Roland dans celui, contemporain, du monde de l’entreprise. Pourquoi ce choix ?


H. T. : Dans mon texte, le groupe Montjoie, qui fabrique des couteaux, est une sorte de tribu défendant des idéaux. Certains des grands groupes d’aujourd’hui donnent l’impression d’avoir des idéaux, de véhiculer en apparence des idées, des concepts très forts. Et donc la retranscription, qui n’a pas été intellectualisée, c’était le groupe, la pression du groupe, puisque La Chanson de Roland c’est quand même l’histoire aussi d’une trahison vis-à-vis d’un groupe, celle de Ganelon. Cela pouvait, me semble-t-il, se décliner dans le monde de l’entreprise, même si le spectacle n’est en aucune façon une étude de ce monde.
Il y avait aussi dans mon texte la volonté de faire surgir dans notre monde l’univers du Moyen-Age. J’ai fait des recherches sur cette période que l’on connaît, somme toute, mal. On en a des stéréotypes, d’un Moyen-Age très brillant, l’amour courtois, ou très sombre au contraire. En fait, c’est évidemment plus complexe. Dans mes lectures, certaines choses m’ont marqué, par exemple «le parler vrai», ou une «vérité du langage» qui traverse cette époque du Moyen-Age.


Le langage perçu et vécu comme véhicule de vérité ?


H. T. : Exactement. Alors que cela a disparu aujourd’hui. Ainsi dans la première pièce centrée autour du couple, à un moment donné l’un se met enfin à parler réellement à l’autre. Ce couple, qui vit dans une certaine représentation sociale, est sous pression et, à un certain moment, il se met à dialoguer, à se déchirer, à s’aimer. Et cette problématique se retrouve dans les trois pièces. Dans la seconde, cela se situe au sein du groupe, c’est la trahison de Ganelon. Un personnage posera d’ailleurs la question des fondements mêmes du discours d’entreprise. La dernière pièce, par contre, sera centrée sur une forme de combat intérieur.


Pourquoi une trilogie ? Les pièces qui la composent sont-elles indépendantes les unes des autres ?


H. T. : La trilogie se justifie par le fait qu’il y a une unité de temps divisée en trois moments. Dans La Chanson de Roland, il y a des «secrets» disséminés, dissimulés, comme le nombre d’or… Donc, il y a eu de ma part l’envie de glisser dans mon texte des secrets, et cela dans les trois pièces. Il y avait aussi le désir de suivre deux premiers personnages, qui ne sont pas dans les deux suivantes, mais auxquels on fait référence. Et c’est là où il y a des secrets. C’est-à-dire que le spectateur qui verra la première pièce, aura envie, je l’espère, de voir la seconde, et ainsi aura des clés pour voir la troisième. Et en même temps, chaque pièce est indépendante, mais les trois réunies forment une réelle entité autonome.


A la lecture, j’ai également eu le sentiment d’assister à une « entreprise » de dégradation des mythes, le chevalier de La Chanson de Roland devenant un cadre d’entreprise, Duren dal un banal couteau.


H. T. : La terminologie de l’entreprise est guerrière : conquérir des marchés, on parle de «chevalier blanc» dans les cas d’OPA. Le concurrent est un adversaire, voire un ennemi à vaincre.


N’est-ce pas aussi le vague écho d’un monde, le nôtre, dégradé, en perte de valeurs réelles ?


H. T. : À la lecture de La Chanson de Roland, le personnage héroïque, pour moi, c’est Ganelon, celui qui au départ veut la paix et dit de Roland qu’il est un fou de guerre. On en a fait un héros, mais pour moi Roland est l’homme dangereux. Ne dit-il pas en parlant des Sarrazins : «il faut les écraser». Dans la pièce, Montjoie veut détruire le reste de la petite entreprise qui lui résiste. Ganelon s’oppose et, à partir de cet instant, reçoit toute la colère des autres. Il trahit donc alors qu’au départ, cela peut paraître un peu simple, Ganelon est pacifiste à sa manière. Il dit : «je veux rentrer, profiter de ma femme, de mes enfants. J’en ai assez de guerroyer». Nous avions, lors de la première lecture, le mythe de Roland en tête, le héros soufflant dans son cor, Victor Hugo et le romantisme, et c’est en fait Ganelon qui nous est apparu comme le personnage génial, alors que dans le texte ancien, dès le début, il est indiqué comme potentiellement le mauvais personnage. J’ai parfois l’impression que nous en sommes là, à ce moment de stigmatisation de celui qui ne pense pas comme les autres, qui se distingue de la communauté, de celui qui ne pense pas juste.


Extraits d’un entretien paru dans le Journal n° 1 de la Maison de la Culture d’Amiens.
Propos recueillis par Gilles Laprévotte

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