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Le Retour au désert

mise en scène Arnaud Meunier

: Note d'intention

« Il ne faut plus parler de l’Algérie.
Y’a rien à en dire.
Faut pas jeter de l’huile sur le feu.
- Parce qu’y a le feu ?
- Façon de parler. On pourrait avoir des problèmes.
- Des problèmes ? Quels problèmes ? Avec qui ?
- Faut éviter d’en parler. A quoi ça sert ? »
Fabrice Melquiot, Page en construction,
texte écrit pour Kheireddine Lardjam



Il y a quelque chose qui ne passe pas. C’est une histoire qu’on n’a pas réglée. Rien à faire. Plus de cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie et trois générations plus tard, ça reste compliqué, tabou, difficile à commémorer, à officialiser, à raconter. Des histoires de harkis, de tortures par l’armée française, des volontés de faire reconnaître « le rôle positif de la colonisation », des imbroglios diplomatiques : tout ça sur fond d’intérêts économiques et stratégiques...


Mon père n’est pas né en Algérie mais il y a grandi. De son enfance à Alger, il n’a jamais raconté grand chose mais nous avons toujours senti, mes frères et moi, qu’il y restait profondément attaché. Comme une carte postale heureuse et nostalgique qu’il ne faudrait pas abîmer. Un jardin secret. Quelque chose de très sentimental et d’affectif.


En 2002, année de l’Algérie en France, je suis parti travailler à Oran. Une toute jeune compagnie de théâtre liée à la veuve du dramaturge algérien assassiné pendant les années noires, faisait revivre avec générosité et enthousiasme les pièces phares d’Abdelkader Alloula. Après un mois passé auprès d’eux, j’ai décidé de jumeler ma compagnie à la leur. Ensemble nous avons créé El Ajouad au Forum du Blanc-Mesnil, puis Kheireddine, le chef de troupe, est venu m’assister à la mise en scène sur Pylade de Pasolini.


Je réalisais alors que près d’un tiers de ma compagnie avait une relation plus ou moins directe à l’Algérie. J’étais stupéfait. L’un avait un père para pendant la guerre, une autre une demi-sœur mariée avec un algérien, une autre encore une mère née là-bas... Nous n’en savions rien, nous n’en avions jamais parlé. Pourquoi faire ?


À Oran, j’étais frappé par l’attraction et la fascination que la France exerçait sur tous ces jeunes et en même temps par leur rancœur et leur amertume qu’ils ne dissimulaient pas. Des reproches et des malentendus constamment.


Je n’avais pas dit à mon père que j’allais en Algérie. Le pays était encore considéré comme dangereux et je ne voulais pas l’inquiéter. Mais plus encore, je pense que je ne voulais pas réveiller ses souvenirs qui m’ont toujours paru mélancoliques et douloureux. Ce n’est que très récemment, par exemple, que j’ai compris qu’un de ses amis de longue date avait probablement été OAS. Un tatouage sur le bras montrant une tombe m’intriguait et m’effrayait quand j’étais enfant. Pressé par mes questions, mon père m’avouait, il y a peu de temps et à demi-mots, qu’il « avait fait des conneries », qu’il « était jeune »...


En 2010, je suis retourné en Algérie. En tournée avec ma compagnie. Cette fois, j’allais à Alger, la ville d’enfance de mon père. Je lui ai proposé de venir. « Je n’en ai pas le courage » me dira t-il. Je prendrai des photos pour lui montrer. « ça n’a pas changé » me répondra t-il.


Depuis longtemps, j’ai envie de mettre en scène cette histoire de nos relations troubles avec notre « ancien département français ». Parce que je sens intimement, qu’une bonne partie de notre histoire collective s’est nouée là-bas. Que notre relation à l’autre, aux étrangers, à l’immigration, reste liée à ce passé colonial sous silence.


En 2006, je faisais un pas de côté en montant Gens de Séoul d’Oriza Hirata qui racontait le début de la colonisation japonaise en Corée. Mué par la conviction qu’on ne pouvait pas, de manière intéressante et pertinente, affronter notre histoire algérienne frontalement. Que toutes les pièces que je lisais sur le sujet me paraissaient faibles et schématiques ; qu’il fallait plus creuser du côté de l’intime.
De son côté, Kheireddine Lardjam mettait en scène des auteurs algériens (Mustapha Benfodil, Maïssa Bey, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra) qui parlaient tous de l’Algérie contemporaine et de son inextricable lien à la France...


L’évidence du Retour au déserts’est faite à partir de là. En la relisant récemment, elle m’apparaissait comme le trait d’union de ce que nous cherchions lui et moi – chacun de son côté- à raconter de nos deux pays, de notre histoire commune, aujourd’hui encore désespérément muette et peu traitée sur nos plateaux. Kheireddine n’était-il pas devenu comme Aziz, un couillon pas vraiment français et plus vraiment algérien ?


Koltès raconte la genèse de la pièce et la fait justement remonter à ses souvenirs d’enfance à Metz, ville de militaires :
On peut éprouver des émotions à partir des événements qui se déroulent au dehors. En province, tout cela se passait quand même d’une manière étrange : l’Algérie semblait ne pas exister et pourtant les cafés explosaient et on jetait les Arabes dans les fleuves. Il y avait cette violence-là, à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend rien.


Le retour au désert part de là. D’une incompréhension, de secrets, de non-dits. D’une maison entourée de hauts murs pour mieux se barricader ; d’un fils qui rêve de partir ; d’un autre qui veut s’envoler ; d’une femme disparue étrangement et qui vient hanter la maison familiale ; d’un parachutiste noir tombé du ciel qui enfantera mystérieusement.


Le retour au désert part aussi et paradoxalement, d’une admiration pour une actrice inhabituelle pour le Théâtre public : Jacqueline Maillan. Quand il écrit la pièce : c’est pour elle. Pour casser les codes d’un théâtre austère, rétif à la comédie, entre soi et désespérément blanc. Il voulait sortir d’un théâtre qui tournait en rond.


Le retour au désert est donc un ovni théâtral : une véritable comédie sur un sujet délicat, douloureux et intime. Et en cela, il est un défi passionnant pour la mise en scène.


Il exige, à mon sens, un duo d’acteurs très particulier pour incarner Mathilde et Adrien. Comme l’imaginait Heiner Müller pour son Quartett. Deux « monstres sacrés ». Chéreau avait Maillan et Piccoli ; Nichet, Boyer et Chattot. J’ai rêvé au tandem Hiegel et Bezace.


J’admire Catherine depuis longtemps. Sa force, son intensité, sa ligne claire. Son goût pour la comédie aussi. Ensemble, nous avons réalisé une dramatique pour France Culture sur un texte inédit de François Bégaudeau : Le foie.


Didier Bezace a la carrure, la démesure même du rôle. Un « gorille ». Notre complicité s’est nouée à Aubervilliers où il m’a invité deux fois comme metteur en scène, avec King de Michel Vinaver et plus récemment avec Femme non- rééducable de Stefano Massini.

À partir d’eux et avec eux, je veux imaginer un spectacle de troupe, où l’on retrouve mes complices. Une comédie féroce comme un geste salutaire. Un sursaut par le plateau.


Au moment où le Front National arrive en tête des élections européennes et face à une Europe toute entière qui vit le retour des populismes et des nationalismes ; de la mesquinerie, du repli sur soi, j’ai l’impression que toutes les raisons intimes qui ont poussé Koltès à écrire Le retour au désert sont miennes. Que son projet d’écriture coïncide parfaitement à ma nécessité de mise en scène. Que cette pièce doit être (re)vue et (ré)entendue, maintenant.


Notre histoire franco-algérienne est pleine de fantômes. Koltès leur donne vie. Ce sera un axe fort de ma mise en scène. Celui du fantastique. Il permettra de donner toute sa place à l’humour noir et à la profondeur.


Comme toujours chez Koltès, c’est par la langue – très rythmique et très musicale, comme chez Stefano Massini d’ailleurs - que se construisent les personnages et la dramaturgie. Ce rythme sera au cœur du spectacle et du plaisir du spectateur, que Koltès recherche sans ambages.


Plaisir, comédie, humour noir : comme chez Gogol, l’ironie sera alors une arme poétique, très puissante et très stimulante.


Il ne faut pas prendre ma pièce au sérieux. Avant, il me semblait évident que j’étais ironique, mais on ne le voyait pas, cela devenait pénible. Maintenant, avec Le retour au désert, il est impossible de faire quelque chose de tragique.

Arnaud Meunier, octobre 2014

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