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Le Prix des boîtes

mise en scène Jorge Lavelli

: Note de l'auteur

"Avant, les biscuits tenaient mieux dans les assiettes."


Ce texte est né en 2006. Une nuit d’avril. Deux mois plus tôt, elles étaient parties. D’abord Marie-Madeleine. Puis Marie-Anne. L’aînée, puis la cadette. À dix-huit jours d’intervalle. Elles étaient des amies d’enfance de ma grand-mère et je les aimais beaucoup. J’ai vécu chez Marie-Madeleine l’année de ma terminale. J’avais seize ans. Elle me préparait mon café le matin, me questionnait sur mes notes et sur mes professeurs, m’emmenait à la crêperie, me tricotait des écharpes… Marie-Anne n’habitait pas loin. Elle venait déjeuner tous les jours et tous les jours, les deux soeurs ne cessaient de se disputer. Pour une bricole, un détail : la taille de leur père, la taille d’une tumeur, la qualité d’une quiche, la date des bombardements, la couleur du costume d’un chanteur d’opéra… Pour une bricole, un détail, il arrivait qu’elles se balancent des horreurs à la figure. Parfois même des casseroles. Elles ne faisaient rien l’une sans l’autre et pourtant ne se supportaient plus, chacune renvoyant à l’autre le miroir de sa vie ratée. Elles n’ont pas eu de mari. Pas d’enfant. Uniquement des chats. Quand je les ai connues, Marie-Madeleine et Marie-Anne étaient des vieilles filles à chats.


Ensuite, je me suis éloigné pour mes études et le travail. Avec Marie-Madeleine, on s’est alors écrit, on s’est téléphoné. Je lui racontais mes projets. Elle me racontait ses journées, sa vie et celle de ses chats : Praline qui perd ses poils, Caramel qui devient agressif, Mickey qui tombe malade... Puis c’est elle qui est tombée malade. Je l’ai constaté en revenant m’installer près de chez elle quelques années plus tard. Elle a commencé à perdre la mémoire. À perdre l’équilibre. À devenir un peu grossière. Et elle s’est retrouvée confrontée à des murs. Le mur du corps médical. Celui des services sociaux. Celui du système des tutelles. Marie-Anne s’est cognée aux mêmes et je m’y suis cogné aussi. "Qui êtes-vous ?", me demandait-on lorsque je venais aux nouvelles. "Et à quel titre êtes-vous là ?" Ce à quoi je répondais que j’étais là, tout simplement. Pas autant qu’il l’aurait fallu, mais j’étais là. Et j’ai vu. J’ai vu Marie- Madeleine devenir incapable d’habiter toute seule. Ses meubles vendus. Sa maison liquidée. J’ai vu la tutrice liquider sa maison et brader tous ses meubles. Puis, j’ai vu Marie-Anne tomber malade à son tour, mais continuer à se battre pour qu’on s’occupe de sa soeur. Laquelle a été transférée dans une maison de retraite. De plus en plus perdue. Effrayée. Un moineau. Ne reconnaissant plus personne, ne sachant presque plus parler. Ni marcher. Se laver. S’habiller. Parfois, on l’habillait. Parfois, on l’oubliait. Jusqu’à ce qu’elle se mette à crier. Quelqu’un qui crie, c’est dérangeant. Vous comprenez, monsieur, les autres pensionnaires se plaignent, ils ne peuvent plus dormir ! Pour que les autres puissent dormir, elle a donc été internée dans un hôpital psychiatrique. J’ai vu le délabrement des lieux et celui de Marie-Madeleine. Les bleus sur ses bras. Le personnel froid et les vêtements qui disparaissent, en même temps que les souvenirs.


Cette nuit d’avril 2006, je ne saurais dire exactement ce qui m’a amené à écrire. Peut-être le besoin de raconter ce que j’avais vu. Peut-être aussi l’envie de rendre hommage à ces deux femmes et de les faire revivre… Au départ, c’est d’ailleurs leurs prénoms que j’avais écrits. Ensuite, je les ai effacés et le texte est devenu pièce. Marie-Madeleine est devenue la Grande et Marie-Anne, la Petite. Deux soeurs sur le chemin de la mort. Raconté comme cela, ce n’est pas drôle. La mort n’est jamais très drôle. Mais parce que l’on est au théâtre, on peut tordre les choses et les retordre encore pour pouvoir en rire, même si le rire est jaune, quand il n’est pas totalement noir.


Je crois que Le Prix des boîtes n’est pas une pièce sur la fin, mais plutôt sur le coût de la vie.

Frédéric Pommier

janvier 2013

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