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Le Prince de Hombourg


: Entretien avec Giorgio Barberio Corsetti

Propos recueillis par Jean-François Perrier.

Votre travail a souvent pris des formes différentes. Quel est votre parcours ?


Giorgio Barberio Corsetti : À mes débuts, j’étais très intéressé par les arts plastiques, la performance, la danse, pour les intégrer dans le théâtre. J’avais une idée de théâtre total, point de rencontre entre tous les arts, où l’écriture se faisait sur scène, par le corps des interprètes, leur voix, leurs mots, leur présence et l’intervention de plasticiens, musiciens, créateurs d’images… Le spectacle se construisait à travers les répétitions, on écrivait sur scène, pendant le travail. C’était une construction qui naissait, pourrait-on dire, des subjectivités des artistes qui participaient en création libre. Ce n’est que plus tard que j’ai eu le désir de me confronter à l’écriture, au geste d’écrire et à l’énergie dégagée par un auteur, un poète, et donc au point de départ et au système de références lié à son écriture. Je me suis longuement arrêté sur des écrivains d’autres siècles qui avaient vraiment créé des univers à partir de leur écriture. Kafka est celui qui m’a le plus passionné. En plongeant dans des écrits pour le théâtre, j’ai cherché très vite à les mettre en rapport avec d’autres formes artistiques telles que la vidéo ou les installations-performances. Il s’agissait de repenser l’organisation du temps et de l’espace ; ce qui a à voir avec l’idée même du théâtre.


Cette réflexion vous a-t-elle entraîné à repenser le lieu des représentations ?


Obligatoirement. Je suis passé de la salle traditionnelle de théâtre avec des cintres et des dessous – le ciel et l’enfer, avec tout leur pouvoir symbolique – à des lieux non théâtraux que j’ai utilisés pour raconter des histoires autrement. Des lieux où le public pouvait se déplacer non seulement mentalement mais aussi physiquement. Par exemple, j’ai imaginé un spectacle sur OEdipe aveugle revenant à Rome. Je l’ai présenté dans tout un quartier de Rome, on commençait dans une petite gare près de Termini où le public attendait sur le quai de la gare OEdipe qui arrivait au loin sur les rails. Il avait alors un microphone et disait son texte en chemin. OEdipe était joué par Franco Citti. Ensemble on imaginait, parmi les spectateurs, Pier Paolo Pasolini en train de nous regarder, un peu plus vieux, avec les cheveux blancs qu’il n’a jamais eus… Ce qui me lie profondément au théâtre, c’est une grande curiosité. Curiosité pour les textes mais aussi pour les multiples langages du théâtre et les infinies possibilités de le réinventer. J’aime travailler avec des artistes aux expressions différentes, j’aime les réunir sur un plateau et proposer un travail : un compagnonnage à deux, trois, quatre, cinq ou six, qui est une sorte de défi entre aventures particulières et aventures collectives, auxquelles tous – acteur, scénographe, vidéaste – participent intensément.


Cela modifie-t-il la façon de travailler ?


Je répondrais que oui. Les répétitions, selon moi, sont un temps « autre », un temps partagé, un temps à part. Les possibles sont nombreux quand nous sommes plusieurs mais surtout quand nous sommes curieux et concentrés autour de celui qui parfois n’est pas là, c’est-à-dire l’auteur. Et c’est aujourd’hui le cas avec Heinrich von Kleist, très présent avec son univers, son monde.


Avec Heinrich von Kleist, il s’agit d’un texte dramatique et non d’une adaptation. Travaillez-vous différemment avec les acteurs en fonction de la nature du texte présenté ?


Pas totalement différemment. J’ai le sentiment en entrant dans un texte comme celui du Prince de Hombourg de faire un travail de détective, d’aller dans le mouvement du texte, pour en comprendre les méandres, les zones sombres. Et c’est un travail de recherche aussi avec les comédiens, car je tiens à ce que mon interprétation soit partagée. Cette pénétration du texte, des mots et des silences, doit être un travail très fin, très méticuleux.


Choisissez-vous toujours seul les textes que vous voulez adapter, ou bien répondez-vous à des propositions extérieures ?


J’aime suivre mes désirs et choisir tout seul, mais j’aime aussi répondre aux propositions qui me sont faites par des artistes, des amis qui connaissent mon travail. Ils imaginent pour moi des auteurs auxquels je n’aurais peut-être pas pensé, et ils touchent à une intuition très profonde sur mon monde poétique. Ce fut le cas avec Stéphane Braunschweig au Théâtre National de Strasbourg quand il m’a proposé de travailler sur le Don Juan de Molière. Et c’est le cas avec Olivier Py qui m’a proposé ce Prince de Hombourg, dans lequel je me suis plongé avec ardeur.


Quelle vision en avez-vous maintenant ? Un romantique hors du romantisme ?


D’abord une vision passionnée, une présence de Kleist comme poète à côté de moi, sinon je serais incapable de mettre en scène la pièce. Ce qui m’importe, c’est l’oeuvre, vivante. Et Kleist, je le découvre par son oeuvre et non par son appartenance à une époque ou à un courant. Bien sûr, il y a du romantisme dans le Prince de Hombourg, mais il dépasse son époque, son écriture nous ressemble, elle touche à quelque chose qui est de l’ordre de notre inconscient, de nos secrets, au-delà de toute classification. Il est un des plus grands écrivains de langue allemande, comme Büchner, Hölderlin, ou Kafka qui sont tombés dans l’écriture comme une nécessité, comme unique possibilité de salut. L’écriture de Kleist est d’une précision presque chirurgicale quant au choix des mots, quant à la profondeur des blessures qu’elle va explorer.


Au coeur du poème dramatique il y a le Prince.


Oui. Le prince. La pièce commence avec son rêve et se termine avec son évanouissement. Au milieu se trouve toute une série d’actes manqués, de malentendus, de chutes. Les scènes succèdent les unes aux autres d’une manière inattendue. Le prince traverse tous les états de la conscience, jusqu’à l’illumination finale. C’est son parcours initiatique, à travers la menace de la mort, la peur, et l’ordre, la loi des pères imposée à la fin, terrible et inévitable, comme la vie – à laquelle, justement pour ces raisons, Kleist a renoncé peu de temps après l’écriture de la pièce. Et c’est ce qui fait sa force. Il devient totalement excentrique par rapport au mouvement romantique, par rapport aux héros de Goethe et de Schiller.


Quelle traduction avez-vous choisie pour cette versification très particulière, les vers blancs, sans équivalent en français ?


J’ai choisi la version d’Eloi Recoing et Ruth Orthmann car elle contient l’énergie de la parole et des vers. Les mots précèdent la pensée, la pensée se forme à travers les mots. Il y a une puissance des mots qui crée le monde. On peut donc utiliser la rythmique du vers pour rendre cette sensation étonnante. Le lyrisme est présent bien sûr, mais le texte est très concret. Il faut rendre à la fois la puissance de la parole poétique et ces images, et le concret des situations, des émotions des personnages, de leurs pulsions.


Au moment de la création de la pièce par Jean Vilar, quelques années après l’effondrement du nazisme, en 1951, il y eut beaucoup de débats autour du sens politique de la pièce, du pangermanisme de Kleist. Qu’en est-il aujourd’hui ?


C’est très clair qu’aujourd’hui on racontera autre chose. Comme cela l’était déjà au moment de son écriture. Ce n’est pas une pièce avec le héros positif tel que les Allemands avaient envie de le voir. Il y a eu beaucoup de critiques contre la vision de Kleist. Aujourd’hui je crois qu’on est ailleurs. Nous serions plutôt face à une série d’actes manqués, de chutes, là où la victoire n’est pas méritée puisqu’elle est obtenue contre les ordres reçus et presque par erreur. Si la vie est une guerre, une bataille est un épisode de la vie. Pour la gagner, il nous faut suivre une impulsion, aller contre les ordres du père, la loi des pères, et c’est pour cela que l’on est condamné. La pièce commence dans un rêve et se termine par un évanouissement. On se retrouve dans les lieux obscurs de l’inconscient. On rentre dans le monde d’un prince rêveur qui se trouverait à côté du monde réel qui l’entoure. Il a une peur presque abjecte de mourir alors qu’à l’inverse, le père peut le mettre sur un autel sacrificiel avec un couteau sous la gorge parce que c’est la loi. On entre avec lui dans un autre monde, dans une mise en abîme de tout ce qui concerne la violence militaire guerrière. Ici on peut citer approximativement Kafka quand il écrit que l’on croit que le jugement dernier arrive au terme de la vie alors qu’en fait c’est un état de siège permanent [1]. Le jeu très étrange entre le père et le fils pose les questions de la paternité et du pouvoir.


Avez-vous déjà choisi la période historique dans laquelle vous situerez la pièce ?


Nous serons dans un présent, mais avec une mémoire du passé, un passé proche. Les divisions militaires sont inventées, les costumes des femmes aussi, mais ils sont dans notre mémoire, comme une vieille photo de nos parents, ou de nos grands-parents…


Peut-on dire que le prince est un héros malgré lui ?


Certainement, puisqu’il dit lui-même que la victoire aurait été encore plus grande s’il ne s’en était pas mêlé. Il ne se reconnaît pas comme héros et pourtant il rêve de victoires militaires. Cette oeuvre est profondément énigmatique. Et la construction même de la pièce, avec des scènes qui se suivent parfois sans lien direct, renforce le trouble. Chaque pas que l’on fait dans la pièce va dans une direction inattendue. À la première lecture, nous avons eu le sentiment d’une oeuvre « déglinguée ». Mais aujourd’hui, avec le travail, nous avons compris qu’elle avait une ossature qui travaillait du côté de l’énigme.


Votre travail sera-t-il donc de faire sentir ce cheminement de l’énigmatique ?


Je crois que c’est au spectateur de faire son chemin. Nous devons transmettre au public les questionnements que nous avons perçus. Le rôle des acteurs est de toujours donner le présent de la représentation. Quand je travaille avec les comédiens, je les écoute, ils m’écoutent. Nos échanges passent plus par les mots de la poésie que par les mots de la raison. Et il y a bien sûr des chemins différents pour chacun.


Vous travaillez souvent avec des images produites hors plateau. Pensez-vous en utiliser dans cette mise en scène ?


Il y aura des images à des moments très précis, mais il s’agira d’images venues de l’inconscient. Pour moi la seule chose importante au théâtre, c’est la poésie. Poésie produite par les mots, poésie produite par les images, poésie produite par la musique… Il faut qu’elle soit là.


Vous allez mettre en scène Le Prince de Hombourg dans la Cour d’honneur. Ce lieu est un lieu d’histoire puisque c’est là que Gérard Philipe a joué, sous la direction Jean Vilar, le rôle titre du Prince. Cette référence a-t-elle un sens particulier pour vous ?


C’est un défi formidable, j’aime ça, j’aime ce lieu avec son mur sans fin comme un abîme… nous sommes au fond de l’abîme, au fond du puits. La Cour d’honneur est une paroi ardue, un plateau sous un abîme…, c’est là que le Prince affronte la guerre, la peur, l’exaltation, le désir, la mort. C’est là que les personnages tombent et se redressent ; on les croit morts, mais ils vivent pourtant pour condamner ou être condamnés, pour pardonner ou être pardonnés… J’ai déjà souvent travaillé en extérieur devant des milliers de spectateurs comme à Rome dans la cavea de l’Auditorium Parco della Musica construit par Renzo Piano. Donc je connais le défi de jouer en extérieur. Ce qui compte, c’est de faire entendre le texte aux deux mille spectateurs de la Cour. Il faut faire oublier la distance entre les acteurs et le public, faire en sorte que les douze acteurs se fondent dans le lieu, et jouent dans cet abîme dominé par le mur. On ne joue pas sur une crête, sur une cime dans la Cour, mais dans les tréfonds. Le mur, par sa présence, raconte quelque chose et il n’est pas nécessaire de le questionner sans cesse. Cet espace est un défi qui peut nous amener très loin, surtout quand il s’agit du Prince de Hombourg.

Notes

[1] « Seule notre notion du temps nous fait nommer ainsi le Jugement dernier, en réalité c’est une cour martiale. » Préparatifs de noce à la campagne, trad. Marthe Robert, Gallimard, « Folio » 1957, p. 53.

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