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Le Président

+ d'infos sur le texte de Thomas Bernhard traduit par Claude Porcell
mise en scène Michel Raskine

: Tyrans domestiques, tyrans politiques

Entretien avec Michel Raskine

Ta première confrontation avec Thomas Bernhard – c’était en 2000 – avec Au but


J’ai lu presque tout le théâtre de Thomas Bernhard mais aussi l’essentiel de sa prose et j’ai aussitôt été attiré, fasciné par cette oeuvre et par cette personnalité. Toutefois j’essaye toujours de ne pas faire porter la charge de la biographie d’un auteur par son oeuvre, même si elle est pleine de la vie du bonhomme, et c’est le cas.


Le Faiseur de théâtre joué par Bernard Freyd – inoubliable – sous la direction de Jean-Pierre Vincent a fait date dans l’histoire des mises en scène de Thomas Bernhard en France. C’est incontestable. Ce spectacle, créé en 1987 au TNP, puis joué au Théâtre de la Ville, a convaincu les réticents, une partie des réticents, mais il en reste toujours – tant pis pour eux ! Il a convaincu la profession et le public que le théâtre de Thomas Bernhard est avant tout du théâtre, fait pour être porté à la scène et représenté.


En travaillant sur Au but, et maintenant sur Le Président, j’ai pu constater que ce ne sont pas des pièces fermées bien qu’elles décrivent des mondes clos. Paradoxalement, l’écriture de Bernhard est formidablement ouverte à la représentation, comme c’est souvent – toujours ? – le cas chez les grands auteurs.


Ses pièces sont la plupart du temps des portraits de tyrans, rarement des femmes. Ce qui est singulier dans Le Président, ce qui fait son originalité, c’est un certain équilibre entre les deux personnages centraux. Au nombre de lignes – si ça peut être un indice – la Présidente est plus présente que le Président. Que ce soit dans des monologues, ou des sortes de monologues avec «sparring partner» comme on dit sur le ring, ce sont des tyrans, au moins domestiques. Des gens qui ont un pouvoir, ou qui se le sont arrogé. Et dans le cas du Président, il a un pouvoir réel, on peut donc parler d’une pièce explicitement politique, ce qui est une exception dans l’oeuvre de Bernhard. Quoique… Quoiqu’on ne le voit jamais dans sa fonction de président.


Et puis, cette pièce pourrait très bien s’appeler La Présidente, et ce fut pour moi une surprise. La première moitié appartient à la Présidente. Lui, on l’entend d’abord en coulisses, depuis la salle de bain, et il n’entre en scène que cinquante pages plus tard. C’est d’abord un comparse, puis un complice, évidemment fondamental puisque c’est l’histoire d’un couple. En deuxième partie, Bernhard fait apparaître l’Actrice, maîtresse du Président, et introduit dans le jeu comme un double, une seconde vision.


Ce couple qui se déchire s’inscrit dans une lignée littéraire bien européenne. Bernhard connaît tout, Strindberg bien sûr, mais aussi Beckett, et Shakespeare… Et sans aucune trace servile dans son écriture.


Il aurait dit à l’un de ses amis, au sortir d’une représentation de Tchekhov : « Ça, j’aurais pu l’écrire ! ». Mais je préfère l’autre variante de cette anecdote : « Ça, je l’ai déjà écrit ! »


Au début de mon parcours de metteur en scène, je mettais un point d’honneur à ne jamais revenir sur mes pas, c’était une façon pour moi de ne pas enfermer ma pratique, une façon de me forcer à élargir le champ en abordant des esthétiques très éloignées voire opposées. Mais maintenant, revenir à l’écriture de Thomas Bernhard, par exemple, est pour moi une évidence et une joie. Je ne vois pas comment je pourrais échapper à cet auteur. Je n’éprouve ni lassitude ni sentiment de répétition.


On ne monte pas Phèdre ou Richard III sans d’abord avoir son Richard ou sa Phèdre. On ne monte pas Le Président sans d’abord avoir sa Présidente…


C’est ce qui s’est passé. Marief Guittier est d’abord entrée en scène. Puis, avec évidence, Charlie Nelson. Avec Marief, nous continuons à travailler ensemble, sans ennui, jusqu’à ce que mort s’ensuive… Nous enrichissons tous les deux notre galerie de portraits. Thomas Bernhard nous convient très bien. Ce mot «portrait» induit une façon possible de raconter Le Président. On a ici deux portraits principaux, plus quelques portraits annexes. Bernhard était un observateur de l’âme humaine infiniment cultivé. Connaissait-il Les Caractères de La Bruyère ? En tout cas, il y a quelque chose de ça. Il peint des «caractères». «Characters» disent les Anglais pour désigner les personnages de théâtre.


Avec Marief nous faisons donc une galerie de portraits, comme Bernhard fait une galerie de caractères. Évidemment riches, complexes. C’est très passionnant pour des gens de théâtre – acteurs, actrices, metteurs en scène… – d’avoir à travailler et jouer des personnages qui suscitent l’antipathie du public. Mais antipathiques à ce point-là ce n’est pas commun ! C’est une vision un peu superficielle de Thomas Bernhard, mais parlant ainsi, j’exprime la vision de ceux qui ne l’aiment pas et qui le connaissent mal. Ils se débarrassent de lui, en disant : ce sont des méchants. Bien entendu, c’est beaucoup plus complexe, cette question des méchants… Revenons comme toujours à ce conseil formulé par Charles Dullin : chez l’Avare, cherchons la générosité ! Découvrons l’humanité des monstres. Il faut arriver à le mettre en pratique, ce conseil.


Dans Le Président, révéler cette humanité, c’est mettre à jour chez eux la peur du chaos, la peur de la mort.


Toute l’oeuvre de Thomas Bernhard est frappée du sceau de la mort. Il ne parle que de la terreur de la mort, qui est aussi au coeur de la pièce. Et c’est pourquoi il faut lire les cinq livres autobiographiques : L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, L’Enfant… Étonnants !


Maintenant que tu as commencé à vivre avec cette pièce, as-tu l’impression qu’on y trouve la trace de l’époque et des circonstances où il l’a écrite : première moitié des années soixante-dix, fin du pouvoir franquiste, mort de Salazar, coup d’état de Pinochet… ?


Oui, bien sûr mais… heureusement ce n’est pas ce qui a retenu mon attention à la première lecture. Je dis bien «heureusement» car, si dans mes premiers contacts avec la pièce j’avais repéré d’abord ce contexte historique et politique, peut-être bien que cela m’aurait un petit peu intimidé, voire empêché de m’intéresser à d’autres aspects de la pièce. Et pourtant si l’on veut s’intéresser à cette pièce qui fait un peu exception dans l’oeuvre de Bernhard, c’est un point fondamental qu’on ne peut pas esquiver.


Cette pièce a été peu représentée, je l’ai découverte sous sa forme écrite. Le premier contact avec une pièce est toujours à la fois profond et superficiel. Profond parce que ce contact relève de l’émotion. Lors de ce premier contact je n’ai pas été attiré d’abord par l’aspect politique. Mais chez Bernhard c’est très subtilement fait. Il faut par exemple bien lire pour se rendre compte que l’État dont le Président est le chef, c’est l’Autriche. J’ai cru longtemps que c’était un État imaginaire. Non, c’est bien l’Autriche. En revanche, l’État où il va en villégiature est nommé, c’est le Portugal.


Il y a dans cette pièce un instant qui retient tout particulièrement mon attention. C’est le passage de la scène quatre à la scène cinq et dernière, qui est très brève. Entre ces deux scènes, le Président meurt – avant que la pièce ne commence, il avait dans son pays échappé à un attentat terroriste – il meurt, et nous ne le voyons pas mourir. Nous ne savons pas comment il meurt. Une audacieuse ellipse, et nous assistons à ses obsèques avec le ban et l’arrière-ban. Nous allons la jouer, cette dernière scène. J’aimerais mettre en berne un drapeau de l’Europe et le drapeau du pays du Président. L’Autriche, donc ? Je ne sais pas encore. Je ne sais pas encore comment rendre compte scéniquement de cette époque…, les «années de plomb» en Europe, l’après-Salazar au Portugal…


Les «années de plomb», la Fraction Armée Rouge, le terrorisme…, n’est-ce pas là qu’est aujourd’hui pour nous le coeur politique de la pièce qui fut créée d’abord à Vienne, puis quatre jours plus tard à Stuttgart par Claus Peymann, précisément dans la ville où ce jour-là, 21 mai 1975, s’ouvrait le procès de quatre membres fondateurs de la RAF, le procès dit «Baader-Meinhof»…


En travaillant sur la pièce je découvre ce que j’imagine être le panthéon théâtral de Thomas Bernard : Shakespeare, Tchekhov, Strindberg…, mais évidemment aussi les «grands allemands». Et d’abord Büchner, La Mort de Danton qui touche à la question centrale de «La Terreur». Comment allons-nous traiter cette question de la terreur, du terrorisme, de l’anarchie, et la question de la peur, omniprésente dans l’oeuvre de Bernhard ?


Il y a dans la pièce comme un leitmotiv : « Ambition, haine, rien d’autre » dans la bouche de la Présidente. Et quand le Président reprend ce leitmotiv, il l’enrichit avec la peur : « Ambition, haine et peur. Rien d’autre ». Si l’on raconte simplement l’intrigue, l’histoire se présente ainsi : un couple, un politique et sa femme, vient d’échapper à un attentat. Ils ont la vie sauve mais il y a des morts : un colonel et un chien. Ils vivent sous une menace permanente, menace politique extérieure, et menace intérieure au coeur de l’État. C’est dit très explicitement. Et pour moi, l’ennemi intérieur, cela peut être aussi «Moi qui me menace moi-même». Je ne peux pas ne pas me poser la question : «Moi et mes fantômes». Et parmi les fantômes, il y a le fils, absent mais sans cesse présent dans les esprits et dans les paroles. Et il est bien possible que ce fils soit un anarchiste, un terroriste, un anarchiste terroriste. Le monde des fils nous menace.


Il y a l’angoisse du père qui craint que la mort ne lui soit donnée par son propre fils. Et ainsi, nous sommes chez Bernhard, certes, mais aussi chez Eschyle et chez Sophocle. Ce sont ici les enfants de la bourgeoisie qui ont fait le choix de la révolte. C’est d’ailleurs bien intéressant de voir à quel moment du texte le père ou la mère s’approprient leur fils et à quel moment c’est l’enfant des deux. Tantôt « mon fils », dit l’un, « mon fils », dit l’autre. Et tantôt c’est « notre fils ». Cette figure absente s’impose comme centrale au fur et à mesure qu’avance la pièce. Dans l’organisation de la structure, dans la construction musicale et dans l’apparition des thèmes et variations, le jeune auteur dramatique qu’était Thomas Bernhard se révèle déjà un maître.


C’est étonnant de voir comment le chien absent – pendant l’attentat, il a eu une attaque, un coup au coeur, en entendant le bruit de l’arme qui frappa le colonel d’une balle au coeur – comment ce chien laisse peu à peu la place au fils absent. Pendant toute la première partie, le chien a un statut de héros, avec la férocité absolue de Thomas Bernhard. C’est follement drôle. La figure de l’enfant de substitution, peu à peu, plus la pièce progresse vers quelque chose de fondamentalement tragique, est relayée par la figure du fils, éventuel meurtrier. C’est là qu’on rejoint le traitement shakespearien de la filiation et de la vengeance. Bernhard maîtrise déjà totalement son art.


Gert Voss, un acteur «bernhardien» par excellence, que j’ai récemment accompagné en lançant les surtitres de Simplement compliqué, me faisait remarquer qu’il respectait à la lettre les indications de mise en scène car l’art du théâtre de Bernhard va se nicher jusque dans la moindre précision de déplacement ou dans le moindre détail vestimentaire.


Je vois son art du théâtre plutôt dans le fait que, malgré cette précision, son oeuvre demeure ouverte. Mais cette ouverture, c’est surtout dans la langue et l’écriture que je la trouve. Quand on lit une pièce d’Adamov ou de Pirandello, les indications de mise en scène abondent et il faut les lire, bien sûr, et les connaître, mais il faut aussi lire la pièce en les ignorant car alors on découvre autre chose. Quand on met en scène Thomas Bernhard, on court le risque d’aboutir sur scène à quelque chose de mécanique qui n’a pas nécessairement du sens. Or, chez Thomas Bernhard, pas de logorrhée : toute parole a du sens…


Les événements sont présents dans la langue. En suivant Gert Voss, mot après mot, titre après titre, je le voyais constamment «révéler» les événements contenus dans la langue…


C’est l’un des axes de mon travail avec les deux acteurs. Mais je corrige aussitôt en disant que ce n’est pas du théâtre radiophonique. C’est du théâtre de l’incarnation, du théâtre où le metteur en scène trouve son compte mais c’est un théâtre qui ne peut pas s’exercer sans une certaine qualité d’acteurs, des acteurs qui ont «du corps».


Le chien est mort. Le fils est quelque part en Italie, peut-être. Et que fais-tu avec les autres personnages ? Tu les gommes ?


Je ne les gomme pas. La Femme de chambre, elle est là. C’est une marionnette, mais elle est bien là. Disons que c’est une poupée, un pantin. On va bien voir si ça marche. Le Colonel, le Masseur sont là aussi. C’est exactement le jeu que mènent les enfants avec les jouets. Ce sont leurs créatures dont ils sont les maîtres. Et ces créatures revêtent des caractères en fonction de ce que le manipulateur décide. Et quand il décide qu’ils ne sont rien, ils ne sont rien. Ça sera un peu comme si le Président et la Présidente se rejouaient tout ce qui s’est passé… Et ça me plaît si c’est ça, parce que c’est la première idée qui m’est venue en lisant la pièce. Tout de suite j’ai été frappé par le fait que ce n’est pas une pièce à «un plus d’autres», c’est «deux ensemble». C’est vraiment dans la lignée des pièces qui racontent l’histoire d’un couple qui se hait et se déchire. Aussi bien La Danse de mort que Ubu Roi.


Si c’est effectivement une pièce à deux, eh bien, qu’ils soient deux ! Marief Guittier et Charlie Nelson. En disant cela, je n’ignore pas que Thomas Bernhard, plus que d’autres, s’est toujours interrogé sur la nature et l’essence des comparses, des personnages dits secondaires. Et je sais que chez les bons auteurs il n’y a pas de personnages secondaires. Thomas Bernhard détient le pouvoir de leur donner accès à la parole ou non. Le dramaturge démiurge est à sa façon un montreur de marionnettes. Dans mon statut de metteur en scène, je me substitue un peu à lui et décide que le Président et la Présidente vont jouer avec des marionnettes.


À Fourvière, dans le petit théâtre de guignol sous chapiteau, il y aura environ 170 spectateurs et ils seront particulièrement proches de la scène, des comédiens et de leurs marionnettes. Mais la difficulté n’est pas dans la proximité ou l’éloignement, elle est dans le rapport à la langue pour laquelle il faut de grands acteurs. Je ne néglige pas les difficultés de concentration qui peuvent survenir pour le spectateur pendant la durée de la représentation, les difficultés devant une écriture aussi «généreuse». Je crois qu’à sa création en France en 1981, Le Président, servi par Guy Tréjan et Eléonore Hirt dirigés par Roger Blin, s’est heurté à l’incompréhension d’un public désemparé par les exigences d’une langue alors inédite. C’était peut-être un peu trop tôt. Et peutêtre n’était-ce pas l’oeuvre de Bernhard la mieux adaptée alors pour son entrée sur la scène française ?


La clownerie tragique qu’il venait d’écrire, La Force de l’habitude, aurait sans doute été préférable… En trente ans, il y a eu sans doute en France une centaine de mises en scène de Bernhard. Aujourd’hui, les spectateurs ont assimilé sa façon singulière de penser et de phraser ses pensées.


Mais il demeure toujours essentiel que les interprètes jouent précisément et concrètement les «événements de la langue» car il ne faut pas qu’au cours de la représentation le spectateur s’habitue à cette langue sous peine de la prendre pour une logorrhée. La langue du traducteur Claude Porcell est concrète, Marief Guittier et Charlie Nelson sont des acteurs «concrets». Alors, allons-y.


Propos recueillis par Michel Bataillon

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