: Entretien avec Christiane Jatahy
Propos recueillis par Moïra Dalant
Le Présent qui déborde est la deuxième partie du diptyque Notre Odyssée...
Christiane Jatahy : Le Présent qui déborde en est plus précisément le deuxième
acte. Dans le premier acte, Ithaque, le dispositif scénique était bi-frontal : le public se
déplaçait, découvrant alternativement le point de vue d’Ulysse puis celui de Pénélope.
J’y avais introduit du réel à l’intérieur du fictionnel, en ajoutant au texte de Homère
des paroles de réfugiés qui m’avaient raconté leur traversée en mer vers l’Europe.
Dans ce premier volet, il s’agissait plus de l’arrivée à Ithaque que du voyage d’Ulysse.
Le spectacle se terminait sur l’image de la mer et l’introduction du cinéma dans le
spectacle. Avec Le Présent qui déborde, la structure est différente ; le film a pris le
dessus, c’est devenu la matière première du projet. Il ne s’agit plus d’amener le réel
dans un récit imaginaire mais au contraire d’immerger des histoires dans un vécu,
une vérité.
Nous sommes partis dans cinq lieux du monde à la rencontre de personnes
qui vivent une odyssée chaque jour : des acteurs en exil, réfugiés dans des pays tels
que la Palestine, le Liban, la Grèce, l’Afrique du Sud... Et pour la dernière partie du
travail nous sommes retournés au Brésil et j’y ai écrit un scénario à partir des chants
de Homère.
Un script qui s’apparente à la course de relais des Jeux Olympiques où
le « passage de témoin » serait la matière du film même, qui court de pays en pays.
Je voulais rencontrer tous les Ulysse et toutes les Pénélope possibles, ces personnes
qui ont dû quitter leur pays pour tenter de reconstruire un sentiment d’appartenance,
ailleurs. Même si c’est toujours le sentiment de l’entre-deux qui subsiste, vécu comme
un lieu avec des frontières de part en part, où le passé est devenu inaccessible et
le futur inatteignable. Les personnes sont bloquées dans un présent si omniprésent
qu’il en déborde. Il est un lieu d’attente loin d’être statique, parce que tout bouge de
manière circulaire, comme dans les limbes.
Vous avez choisi de reparcourir une odyssée vous-même en réalisant ce film ?
Je souhaitais entrer en contact avec ceux qui la subissent réellement et parcourir
plusieurs étapes, avec plusieurs points d’attache. À chacune de ces étapes, je me
suis demandé ce que nous pourrions faire pour changer la situation, soi-même ou
même le monde. Parce que si un changement est possible pour nous, ne pourrait-on
pas alors changer le monde ? Or il existe souvent des barrières difficiles à faire sauter,
qui empêchent le sentiment d’être chez soi, de construire sa nouvelle maison, une
famille, un futur. Pour certaines personnes en situation d’exil ou dans les pays en
guerre, seul le présent existe, le passé est déjà trop loin d’eux ou presque détruit,
et le futur est inenvisageable. Ne subsiste alors que le temps de l’attente. C’est le cas
en Palestine, ou dans tout pays en situation d’occupation, pour les réfugiés de guerre
de Syrie, coincés dans un non-lieu, sur une frontière. Il y a le désir, la volonté d’aller,
mais c’est impossible.
C’est un peu la situation que vit Ulysse pendant près de dix ans
dans son odyssée, cette sensation d’arrivée sans cesse retardée, rendue impossible
par des forces le plus souvent extérieures.
Il y a toujours dans mon travail une recherche sur le métalangage, c’est pourquoi
dans ce film qui traverse les continents, je suis partie à la recherche d’Ulysse réels,
qui pouvaient témoigner de leurs vies d’exil, en résonance avec les péripéties
et émotions vécues par l’Ulysse de Homère. La construction du film est visible
à chaque moment, elle fait se connecter la circularité du thème fictionnel et la
continuité de l’histoire réelle.
La fiction que j’ai créée se mêle en permanence à la
réalité des acteurs recrutés en Palestine, au Liban, en Grèce et en Afrique du Sud.
Dans chaque pays, trois acteurs ont été filmés, systématiquement deux Ulysse et
une Pénélope. Ulysse et Pénélope sont tous les deux des personnages en exil,
en quête ; je ne souhaite pas montrer de différence entre les genres. Pénélope
n’est pas celle qui attend, elle vit elle aussi la traversée des mers et des frontières.
Pouvez-vous nous parler de vos stations dans chaque pays et des liens que vous avez cherché à entendre et appréhender entre fiction et réalité ?
Nous avons travaillé avec des organisations culturelles pour rencontrer les acteurs,
les techniciens et les populations. En Palestine, par exemple, nous sommes
allés travailler avec des gens dans le camp de réfugiés de Jénine. Dans chaque
lieu, nous avancions dans l’histoire homérique. La partie filmée en Palestine
met en relation l’histoire du cyclope et la violence de la guerre. Au Liban, nous
avons rencontré des acteurs syriens. Nous avons tourné l’épisode de Circé sur
l’île d’Ayayé, après l’aveuglement du Cyclope ; l’entrée chez Hadès, quant à elle,
est filmée en Afrique du Sud où nous avons travaillé avec des artistes réfugiés du
Zimbabwe et du Malawi. Là, nous avons rencontré des familles qui ont littéralement
traversé l’enfer, vécu la mort de très près et en sont revenues...
Le travail navigue
ainsi sans cesse entre recherche documentaire et travail de fiction. Les épisodes ne
sont toutefois pas si tragiques ; il s’agit beaucoup d’espoir, avec des témoignages
certes durs mais de nombreux moments de respiration : la présence des enfants
en Palestine, au Liban (ce sont les enfants de l’invisibilité mais ils sont aussi le
futur). On a monté et filmé une fête à chaque étape... L’arrivée ultime d’Ulysse à
Ithaque correspond à notre retour au Brésil, à la rencontre de mon histoire familiale
et politique. Quand il arrive à Ithaque, Ulysse explique au devin Tirésias que pour
comprendre son passé, il a besoin de rencontrer des personnes qui n’auraient
jamais vu la mer.
La fin a été tournée dans la forêt amazonienne, lieu symbolique
pour plusieurs raisons : elle renferme un mystère familial cher à mon cœur, et se
trouve actuellement au centre des décisions désastreuses de Jair Bolsonaro.
Il souhaite détruire le passé du Brésil et l’espoir du monde. Mon histoire personnelle
sert en réalité de pont pour parler de l’histoire du Brésil aujourd’hui.
- Propos recueillis par Moïra Dalant pour le Festival d'Avignon
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