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Le Pays lointain (un arrangement)

mise en scène Christophe Rauck

: Entretien

avec Christophe Rauck et Christophe Pellet

Pour votre création Le Pays lointain (Un Arrangement), vous ajoutez trois personnages au texte de Jean-Luc Lagarce. En modifiant la pièce, ne craignez-vous pas de vous éloigner de son écriture et de son propos ?


Christophe Pellet : Le Pays lointain (Un Arrangement) est un projet monté dans le cadre d’une école qui réunit quatorze comédiens et deux auteurs pendant les trois ans de la formation. Comme souvent pour des représentations avec une importante distribution, nous avons dû adapter la pièce pour obtenir l’équité et avons ajouté trois rôles supplémentaires. Le rôle d’une deuxième sœur à partir du personnage de l’aînée présente dans une autre pièce de Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, le personnage de Madame Tschissik de Nous les Héros qui regarde et commente l’ensemble des événements, à la manière du coryphée antique, puis le rôle d’un narrateur introspectif, et dont le texte est constitué d’extraits du Journal intime du dramaturge.
L’intention de Christophe Rauck est de mêler des auteurs au groupe d’acteurs pour permettre une approche différente de l’écriture, de la nourrir du vivant et du plateau. Et j’ai eu le plaisir d’être l’accompagnateur des élèves-auteurs à l’École du Nord pendant trois ans. Dans Le Pays lointain, l’écriture de Lagarce a un style homogène, elle est si cohérente et reconnaissable qu’on peut la manipuler sans la briser ni la fractionner. Sa langue évolue en cercle, et cette circonvolution de l’écriture nous place devant le défi de ne pas ajouter de parties trop redondantes.
Il est vrai que l’action d’insérer de nouvelles scènes pourrait trahir la pièce en tant qu’objet terminé... Mais nos ajouts ne perturberont pas réellement la linéarité ni les thématiques du Pays lointain. Toute la démarche d’adaptation littéraire a été validée par François Berreur, l’ayant droit de Jean-Luc Lagarce, et cela en toute confiance. Il sera d’ailleurs lui-même le parrain de la prochaine promotion d’auteurs de l’École du Nord à la rentrée de septembre 2018.


Une promotion au nombre de quatorze acteurs, un grand nombre de personnages : les spectateurs auront face à eux un plateau dense, qui fourmille...


Christophe Rauck  : Ce spectacle donne à chacun la possibilité d’être vu, entendu, regardé à des endroits singuliers de son jeu d’acteur. L’esthétique baroque, l’écriture presque shakespearienne, avec la présence des amis et amants morts, offre des possibilités de jeu multiples, une grande théâtralité et poésie. J’aime particulièrement penser le plateau à l’endroit de l’acteur. La question du réel me plaît mais seulement lorsqu’elle est bien travaillée. Je préfère me demander comment donner vie au tragique de l’œuvre, à sa poésie. Il y a deux voyages en présence ici, celui de cette jeune promotion dont le parcours à l’école se termine et dont la carrière va commencer, et celui de la pièce, d’une profondeur tragique extrême, toutefois parsemée d’humour.


Christophe Pellet  : L’écriture de Lagarce se prête à ce parallèle, car c’est une écriture du doute, à l’instar de la jeunesse. C’est une écriture jeune dans ce sens-là. Lagarce est quelqu’un qui n’aura pas vieilli, qui remet le présent sans cesse en question, et le souvenir d’hier toujours à l’œuvre. C’est une pensée trouble. Le fait de créer de nouveaux rôles permet de fabriquer un spectacle abouti, qui ne ressemble pas à un travail de sortie d’école mais bien à une création qui rend hommage à des acteurs.


Pour cet écrin qui présente de jeunes artistes sortis d’école, quels sont vos choix de mise en espace ? L’économie du plateau, le réalisme, le spectaculaire...


Christophe Rauck  : La création lumière, les costumes et le son sont conçus par les artistes avec qui je travaille habituellement sur mes spectacles. En termes de scénographie, nous avons eu l’idée de mettre en place une collaboration avec un artiste sortant de l’école du Fresnoy - Studio national des arts contemporains, à Tourcoing, un jeune plasticien vidéaste qui a suivi sa formation dans la région.
J’aime l’idée de la rencontre entre des artistes d’une même génération mais de domaines différents. L’image vidéo a donc sa place sur ce plateau sans l’inonder, elle est œuvre à part entière en même temps qu’appui de jeu aux acteurs ; le texte étant assez fort pour générer de l’image par lui-même. Un texte se monte pour accompagner une envie de théâtre, il ne se suffit pas à lui-même, même si la narration en est dense et l’écriture complexe. Avec ce Pays lointain (Un Arrangement), j’ai envie de raconter un lieu de travail : le Nord de la France avec sa politique culturelle puissante, et une rencontre possible entre de jeunes artistes d’écoles différentes qui ont vécu cette région de Lille et de Tourcoing au même moment.
La pièce commence avec les acteurs au travail, au plateau, après une lecture du texte. Ils entrent dans l’espace et la matière corporelle, ils cherchent la relation à l’autre de façon frontale, avec des appuis de jeu concrets, le mobilier de la salle à manger, le dossier de la chaise où s’est assis le frère...
Il y a différentes temporalités à appréhender chez Lagarce, le temps rêvé, le temps inexistant ou qui a disparu, le présent pur. Il faut jouer alors avec ces disparités : avec les fantômes et les survivants, entre disparition et apparition, entre le réel et la poésie pure, et la façon dont l’aujourd’hui existe pour que l’hier s’y love. Avec cette création, Le Pays lointain de Jean-Luc Lagarce devient un objet réinventé et inédit, par l’introduction des voix et personnages supplémentaires, issus d’autres pièces pour commenter l’histoire elle-même et les êtres qui s’y rencontrent une dernière fois.
Ajouter au titre Un Arrangement est une manière de dire au public qu’il s’agit d’une adaptation à une situation autre, à la fois complexe et très simple : la création d’une communauté d’artistes et la fin d’un cycle (en ce qui concerne la promotion qui joue cet arrangement). L’écriture de Lagarce est très musicale, ce qui permet d’envisager l’ensemble comme une partition, voire une symphonie, dont chaque instrument fait partie d’un tout en même temps qu’il s’écoute indépendamment. L’histoire d’un groupe se lit ainsi, et celle de cette promotion de l’École du Nord en particulier, le principe de l’orchestre étant de constituer un groupe pour une voix unique.


Comment avez-vous conçu la pédagogie dans cette école dont vous avez pris les rênes il y a trois ans ?


Christophe Rauck  : C’est avec Cécile Garcia Fogel, marraine de cette promotion d’acteurs, que nous avons imaginé cette pédagogie. Nous voulions que les jeunes acteurs en sortent avec une caisse à outils, pour savoir fabriquer leur maison. Ils apprendront les précisions et finitions en travaillant après l’école. L’idéal étant qu’ils deviennent les premiers artisans de leur art, au-delà du don et du talent, ces mots forts derrière lesquels on peut se cacher trop facilement.
Ce qui m’importe en tant que directeur d’école c’est d’éviter l’appartenance à toute chapelle esthétique. Nous voulions que l’apprentissage passe par les grands textes classiques et contemporains en première année, les grands maîtres donc, puis lors des deux années suivantes par une exploration plus personnelle et sensorielle. Dans tous les cas, l’art de l’acteur découle du texte. Ce sont les grands textes qui font les grands acteurs, Shakespeare, Claudel... Mais cela passe aussi par la découverte de soi face à l’autre.
À l’instar des préceptes d’Érasme, Cécile Garcia Fogel leur a demandé de partir seuls en Europe pendant quatre semaines et de revenir avec des  « croquis de voyage », des propositions artistiques comme autant de points de vue sur les mondes que chacun a rencontrés durant ce voyage. Ils sont presque tous revenus avec des textes personnels. L’idée était aussi de leur faire comprendre que le théâtre est un mode d’expression qui a besoin d’un cri, que l’on fabrique cet art pour pousser « un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée »*. C’est ce cri que nous travaillons pendant ces 3 années à l’Ecole du Nord avec des artistes qui ont des choses à transmettre à de jeunes artistes en devenir.


Propos recueillis par Moïra Dalant


  • (*)Juste la fin du monde (Épilogue), Jean-Luc Lagarce
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