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Le Pays lointain

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène François Rancillac

: Entretien avec François Rancillac

Vous avez déjà mis en scène deux pièces de Jean-Luc Lagarce : Retour à la citadelle (à la Scène nationale de Bar-le-Duc) en 1990 et Les prétendants (avec la troupe amateur de Théâtre en Actes, à Paris) en 1992, plus une mise en espace, je crois, de Nous, les héros (de nouveau à Bar-le-Duc) en 1996.
Comment expliquez-vous une telle fidélité ?


F.R. : L'amour, bien-sûr ! (rires) Blague à part, c'est vrai que j'ai rencontré l'œuvre de Lagarce à mes tout débuts de metteur en scène, en 1985, alors que je crééais mon premier spectacle, un Britannicus de Racine. Je lisais désespérément du théâtre contemporain pour un nouveau projet et je suis enfin tombé sur Retour à la citadelle. Les dix premières lignes de la pièce m'ont suffi, je savais que j'avais trouvé ! Eh oui : un vrai coup de foudre ! Depuis cette écriture si singulière et qui me touche tellement ne m'a effectivement jamais quitté...
Paradoxalement, je me sens à la fois très intimement concerné par le théâtre et l'univers de Lagarce, j'ai l'impression d'être en phase avec ce regard-là sur notre petit monde, avec la pulsation de cette langue pourtant si particulière ; et en même temps, ses textes désarçonnent complètement le metteur en scène que je suis, me désarment de tout savoir-faire, j'ai l'impression à chaque fois qu'il faut tout recommencer à zéro, réinventer une autre manière de travailler, d'imaginer l'espace, le temps, le jeu... Alors je m'arrache les cheveux ! Et toute mon équipe avec moi ! Heureusement, avant de devenir complètement chauves, on trouve des pistes de travail, des éléments de réponse, et on repart à l'aventure... C'est sûrement grâce à ce paradoxe-là, à cette énigme de l'écriture, que naît et renaît toujours l'envie de mettre en scène, de créer d'autres spectacles...


Curieusement, si j'ai bien compris, Le pays lointain a connu une première version...


F.R. : Oui, Juste la fin du monde, que Joël Jouanneau vient de créer tout récemment à Paris, au Théâtre de la Colline. Cette pièce, écrite en 1990, raconte déjà le retour de Louis (qui a alors 34 ans) dans sa famille pour l'informer de sa mort prochaine. Mais dans la "profession", le manuscrit n'a suscité à l'époque qu'indifférence ennuyée ou dédain irrité : Lagarce le range alors au fond d'un tiroir, il lui faudra plusieurs années avant de pouvoir écrire une nouvelle pièce... (Faut-il préciser, d'ailleurs, que de son vivant Lagarce a eu toutes les peines du monde à se faire reconnaître comme auteur ? Evidemment, il a suffit qu'il meure pour que tout le monde crie maintenant au génie... Passons.). Et en 1995, quelques mois à peine avant sa disparition, Lagarce ressort ce manuscrit mais pour l'inclure cette fois, quasiment tel quel, dans un nouveau et plus vaste projet qui en change complètement la portée : Le pays lointain. A nouveau donc, Louis (qui a maintenant presque 40 ans) décide de revoir une dernière fois sa famille. Mais ce retour à la case départ est alors l'occasion d'un immense retour sur soi, sur tout ce que fut son existence depuis son départ, sa fuite loin, très loin de siens et de sa ville natale, un immense regard jeté en arrière sur toutes ces années-là consacrées à s'inventer librement (croyait-il alors) une nouvelle vie, une autre famille, un autre destin... Le projet de Louis (et de Lagarce !) est alors bouleversant, mais complètement fou : convoquer sur scène, une ultime fois, tous ceux et toutes celles qu'il a pu croiser durant son existence, que ce soit fugitivement ou durablement, qu'ils soient déjà morts ou encore vivants, de la "famille naturelle", celle dont on hérita, à "l'Autre famille", celle qu'on voulut s'inventer. Le projet est fou, il s'avère vite impossible : comment n'oublier personne ? Comment rattraper toute une vie ? Comment donner un nom à ce qui nous relie aux autres, malgré tout, malgré soi ? N'est-il pas aussi, sans se l'avouer (mais plus pour longtemps) une énième et dérisoire tricherie pour se rassurer encore devant l'inéluctable ? Bref, la pièce est devenue un grand voyage intérieur, un magnifique adieu au monde et un rêve de théâtre impossible...


A lire le texte, qui est effectivement assez bouleversant, on se demande quelle en est la part d'autobiographie...


F.R. : Pour le peu que je connaisse de la vie personnelle de Lagarce et de son combat contre le sida, c'est sûr, ce n'est pas difficile d'imaginer qu'il y a beaucoup de lui dans cette pièce, même si bien des choses ne correspondent pas (il n'a jamais cherché, que je sache, à couper les ponts avec sa famille, comme Louis, et son père est heureusement toujours de ce monde, etc). En fait, faire le tri de ce qui serait du "vécu", du "vrai", de ce qui serait "inventé", n'a strictement aucun intérêt, c'est même un faux problème. D'une part, je n'ai aucune envie de mettre en scène un hommage posthume à Jean-Luc Lagarce (lui-même aurait détesté ça !). D'autre part (et pardon pour la banalité), c'est justement parce qu'il a osé plonger dans ce qu'il y avait sans doute de plus intime en lui, qu'il peut atteindre à l'universel, qu'il peut, grâce au travail d'écriture, nous tendre un miroir où tout un chacun pourra se reconnaître. J'insiste, c'est d'abord un écrivain, qui avait une vraie réflexion sur le théâtre, la représentation, et qui travaillait la langue à bras le corps. Le miracle est que cette écriture, si sophistiquée et apparemment si "formelle", puisse charrier une telle justesse, une telle émotion, jusqu'à provoquer même parfois un "effet de réel", qui fait que chacun, quelque soit son âge, son sexe, sa sexualité, bref sa vie, croît se retrouver sur le plateau. D'ailleurs, il n'a pas baptisé ses personnages "ma mère", "mon père", "mon amant", etc, mais LA mère, LE père, L'amant... Et pour finir, faut-il rappeler qu'il y a chez Lagarce un sacré garde-fou contre toute tentation de complaisance narcissique ou morbide : son humour incroyable, certes décapant, mais qui permet toujours de garder une distance, une forme de pudeur, de dire les choses sans les énoncer vraiment, en faisant signe à l'intelligence du spectateur. Même s'il fouille au scalpel là où ça fait mal, c'est toujours avec cet humour terrible mais salvateur (et il n'y a que ce rire là qui m'intéresse : c'est drôle parce que c'est terrible...).

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