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Le Pays lointain

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce

: Un poème des solitudes

Entretien avec Clément Hervieu-Léger

Propos recueillis par Daniel Loayza à Paris, le 6 février 2019 pour l'Odéon - Théâtre de l'Europe.

Votre mise en scène du Pays lointain a été créée il y a plus d’un an au Théâtre national de Strasbourg. Depuis, est-ce que votre regard sur le spectacle a changé ?


Clément Hervieu-Léger : À l’époque, 120 battements par minute sortait en salles. Et tout récemment je viens de voir Les Idoles à l’Odéon. C’est à la fois troublant et émouvant. On sent bien que ces coïncidences-là n’en sont pas tout à fait. Il est clair que se fait jour en ce moment une certaine nécessité de se réapproprier les années sida, pour une génération trop jeune pour les avoir vraiment connues.
Ces années ont modifié à jamais notre rapport au désir, à la sexualité, à l’amour. Mais le tournant qu’elles constituent n’avait pas encore été exploré, mis en œuvre. Or tout à coup, voilà qu’elles nous reviennent, et de plusieurs côtés. Pourquoi maintenant ?
C’est assez mystérieux. Peut-être est-ce une question d’âge, parce que nous sommes à vingt ans de nos vingt ans ? Et qui plus est, cela se passe au moment où des interrogations sociales très fortes sont soulevées. Ce n’est sans doute pas un hasard. Le théâtre est aussi une chambre d’écho, il est un art très sensible, très réactif, un capteur des tensions flottant dans l’air du temps.


Et quand vous avez découvert la pièce, pourquoi vous a-t-elle plu ?


J’ai été bouleversé par cette idée très simple et forte des deux familles qui cohabitent au plateau, la naturelle et la choisie. C’est la grande différence avec Juste la fin du monde, où le fils prodigue revient seul pour annoncer sa fin prochaine à sa « famille naturelle ».
Lagarce a voulu reprendre ce motif qui lui tenait à cœur pour le porter à une autre puissance. Les deux familles de Louis se rencontrent pour la première et la dernière fois. Et elles le font absolument, en quelque sorte, puisque de part et d’autre ces familles sont aussi composées de morts. Des morts qui sont là au même titre que les vivants, comme si, sans eux, la rencontre entre familles ne pouvait avoir lieu tout à fait. Dans ce pays lointain, la limite entre vivants et morts n’est pas tracée.
D’autres frontières deviennent d’autant plus sensibles.


Comment comprenez-vous cette cohabitation des vivants et des morts sur un plateau ?



J’aime cette idée que la scène soit le lieu où puissent faire connaissance même ceux qui n’auront jamais pu se rencontrer. C’était émouvant dans Les Idoles, ça l’est aussi dans Le Pays lointain. Louis est celui par qui, ou peut-être en qui, se croisent sous nos yeux des êtres qui ne se seront jamais vus, et qui ne pourraient pas se voir ailleurs que là, en Louis, ou dans ce théâtre de Louis.
Chacun de nous porte ainsi son propre théâtre, qui est comme son arche de Noé ou son « pays », justement. On peut en dire que ce n’est pas un lieu réel, pas plus qu’une scène ne l’est. Et en même temps c’est là, dans cette « illusion comique », qu’on touche du doigt bien mieux qu’ailleurs quelque chose de l’existence. Barrault disait que le théâtre est « l’expérience de notre commune humanité ». Ou de notre solitude.
Lagarce, qui avait un sens très aigu de la solitude, dans la vie comme dans son œuvre, en est un des plus grands poètes.


Ce rapport aux fantômes est très important pour vous...


Oui. Quand Patrice Chéreau a monté Rêve d’automne de Jon Fosse, il nous avait demandé, à Michelle Marquais et à moi, de jouer la grand-mère et le fils mort, deux personnages non écrits. Cela lui permettait de réunir en scène une sorte de famille de théâtre, qui était la sienne : Bulle Ogier, Valeria Bruni Tedeschi, Pascal Greggory. Patrice parlait beaucoup des absents, des disparus qui l’accompagnaient et qu’il convoquait sans cesse.
C’est vers cette époque-là que j’ai découvert Le Pays lointain. J’ai eu un vrai choc. Pour moi c’est une des grandes pièces du XXème siècle, du même ordre de grandeur que Le Soulier de satin, y compris dans l’ampleur de son déploiement.
C’est poignant de penser que Lagarce ne l’aura jamais vue en scène, qu’il l’a écrite en sachant qu’il ne la verrait pas, pendant ses allers-retours incessants à l’hôpital.
Le texte publié est daté de septembre 1995, le mois même de sa mort. Mais il n’y a aucune complaisance dans son écriture. Il travaille et s’interroge jusqu’au bout, sur la vie, le théâtre.
Pour le faire, il se lance dans cette histoire d’un voyage – la compagnie qu’il avait fondée s’appelait le Théâtre de la Roulotte. Ce voyage le fait revenir sur ses traces pour « obtenir le fin mot des histoires, l’exacte vérité ». Raconter des histoires...


Quand on lui demandait quel métier il faisait, Patrice Chéreau répondait « Je raconte des histoires, et c’est beaucoup plus ambitieux que ça n’en a l’air ».

C’est vrai, surtout quand elles se tissent ainsi avec la vie et la recherche de la vérité. Cette nécessité des histoires est un de nos besoins les plus humains. Les animaux ne se racontent rien.


Pourquoi Louis va-t-il chercher cette « vérité » du côté de la « famille » ?


Cette famille, il doit d’abord la convoquer, la construire par l’addition des deux autres, la choisie et la naturelle ou « l’imposée », comme dit l’ami Longue Date. Mais justement, pourquoi ce même mot de « famille » pour désigner ces deux groupes que tout semblerait pourtant opposer ?
Pourquoi appeler « famille » cet autre cercle qui va des amis proches aux inconnus d’un soir ? Je ne crois pas que ce soit simplement par métaphore plus ou moins vague. Peut-être plutôt parce qu’on ne peut pas vivre sans cette ressource, ce milieu, cet appui d’êtres qui respirent le même air que vous : la famille, ce serait d’abord l’air de famille...
À cet égard les deux familles de Louis ne sont pas seulement opposées, elles se complètent aussi. Chacune détient une part de lui. La première sait d’où il vient, conserve son enfance. La deuxième sait qu’il est homosexuel, et qu’il va mourir, et pourquoi. Mettre les deux familles en présence, c’est sans doute de la part de Louis une tentative de réunifier tous les aspects de lui-même. De ressaisir enfin l’ensemble du paysage.


Donc, la « famille » est indissociable de l’identité ?


Si vous voulez. Celle-ci est liée aux constellations humaines où elle se déploie. Mais ce n’est pas du narcissisme. C’est même presque le contraire, car ce que Louis porte avec lui, c’est tout un monde. En rassemblant « tout le monde », c’est son monde qu’il veut constituer.
Et ce qui est remarquable, c’est qu’à mesure qu’il le déploie en scène, il s’efface presque pour le laisser prendre la parole. C’est ce que fera Antoine, son frère, et c’est certainement une des lignes de force de l’œuvre.


Que voulez-vous dire ?


Il y a une chose que j’ai été très frappé d’entendre ces jours-ci, au cours de cette crise sociale des gilets jaunes. Beaucoup de gens à qui l’on a tendu le micro se plaignaient de leur sentiment de solitude. De nombreux occupants des ronds-points affirment qu’ils ont eu le sentiment, depuis le mouvement, d’avoir trouvé une « famille ».
C’est le même terme, et je crois qu’en arrière-plan, c’est le même sentiment. Le Pays lointain, c’est aussi un poème des solitudes. Solitude provinciale contre solitude des capitales, solitude immobile, assignée à sa place, subie et comme captive, contre solitude des foules, active et assumée. Louis a rejoint les grandes villes où l’on peut disparaître, il a conquis cette liberté. Sa famille choisie compte aussi des inconnus, des êtres d’un soir, de ceux qu’on reconnaît du premier coup d’œil et qu’on peut ne jamais revoir.
En fait c’est cette proximité-là, cette familiarité, ce partage d’un même vécu de la solitude qui fonde la famille choisie avant même la fréquentation régulière, avant même l’amitié.


La « famille », à la limite, peut être composée d’êtres inconnus, anonymes...


Tout à fait : comme l’écrit Lagarce, « un garçon, tous les garçons », ou « le guerrier, tous les guerriers ». Singulier ou pluriel, cette opposition-là ne tient plus, du moins pas à l’endroit où se tient Louis. Je crois que proche et lointain, de la même façon, ont des rapports plus complexes qu’il ne paraît. Le pays lointain de Louis est peuplé de tous ses proches... Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il me semble que Louis incarne une sorte de vocation du lointain. Il a toujours été loin. Comme on dit, il a gardé ses distances, quand il ne les a pas accentuées. Son frère Antoine, en le revoyant, pense qu’il doit être devenu un de ceux qui lisent « des journaux que je ne lis jamais ». Il est devenu autre, il a coupé les ponts. Et l’incompréhension est devenue mutuelle.
La vie provinciale d’Antoine, aux côtés d’une femme, est un destin très différent de la vie parisienne de Louis. Est-ce qu’on parle encore la même langue ? Est-ce qu’on parvient encore à s’entendre ?
Ce que Louis va aussi découvrir en se retournant sur ses traces, c’est l’étendue des malentendus qui se sont installés. Il a négligé de parler à sa famille « imposée » depuis des années, mais il a aussi oublié de l’écouter. Le dialogue n’a pas eu lieu.
Le Pays lointain, c’est aussi cela. Un état des lieux, un relevé d’arpenteur qui sonde les fossés et découvre qu’ils sont parfois bien plus profonds qu’on ne croyait.


Depuis 1995, ce fossé-là se serait-il encore creusé ?


En tout cas, c’est comme si l’œuvre de Lagarce avait gagné en densité, comme elle a gagné en reconnaissance.
On a beaucoup dit que Le Pays lointain est déjà un classique. C’est un fait que la pièce m’a beaucoup fait penser au Misanthrope, que j’ai monté à la Comédie-Française. Comme chez Molière, on voit qu’il y a des couches intimes qui affleurent dans l’œuvre, et en même temps, on sent qu’il ne s’agit pas pour l’auteur de se faire le documentariste de lui-même.


Ce caractère personnel de l’écriture a-t-il nourri votre approche de l’œuvre ?


Il oblige en fait le metteur en scène à ne pas faire l’économie de soi, à s’engager à son tour dans une zone incertaine entre biographie et fiction. C’est une tonalité qui vous force à ne pas passer à côté de vous-même.
J’ai le sentiment que cela est lié à cet autre point commun entre Lagarce et Molière qu’est leur pratique du théâtre sur tous les plans, à la table, dans la salle ou sur les planches. Le théâtre et la vie se superposent constamment, l’un devient la métaphore de l’autre. Cela m’a poussé à ne pas chercher seulement chez eux mais aussi chez moi, dans ma propre histoire, de quoi nourrir cette mise en scène.
J’ai eu l’impression que je pouvais aussi raconter ma propre génération, vingt ans après Lagarce, avec ma propre famille de théâtre, avec Nada, Loïc, Audrey, Daniel, Clémence, Guillaume... Ce qui ne veut pas dire que j’y parlerai de moi, mais que c’est aussi à partir de ma propre intimité que je cherche des pistes à travers Le Pays lointain, et pas seulement en lisant le Journal de Lagarce, comme on est naturellement tenté de le faire.


Est-ce que la famille n’aurait pas des affinités avec la disparition ?


Le fait est que la famille est encore et toujours là, autour du disparu. C’est vrai pour Lagarce, comme pour Patrice. Le « pays lointain », ce serait celui qui est peuplé de ces figures familiales ou familières, les figures parmi lesquelles on peut s’absenter...
Lagarce a beaucoup écrit à partir de l’anticipation de sa propre absence. Dans son Journal, il interpelle parfois son lecteur : si tu es en train de lire cette phrase, dans un avenir que je ne peux pas connaître, cela signifie que je suis mort.
Cette façon de destiner ses phrases leur donne un écho très particulier. C’est de l’outre-tombe sans aucune emphase. De la présence-absence, produisant un creux impossible à combler. Pas un vide – Louis n’est pas un personnage vide – mais un creux, ou un jeu, comme entre deux pièces de puzzle qui ne s’ajustent pas exactement. On ne parvient jamais tout à fait à reconstituer tout l’ensemble d’une personne ou d’une vie, la présence pleine qui nous a destiné ces signes. Louis cherche à s’expliquer avec et devant tous ceux avec qui il aura été embarqué dans l’existence. Il n’y parvient pas. L’horizon reste hors d’atteinte.


Pouvez-vous dire deux mots de l’humour de Lagarce ?


Il en a beaucoup, y compris dans cette pièce ! Au plateau, cela saute aux yeux. Dans le face-à-face entre Louis et sa belle-sœur, le malentendu n’est pas que tragique... Et la liste de tous les garçons qu’il a rencontrés contient beaucoup de moments drôles... Ou ce que la mère a à dire sur le mariage...
J’ai souvent dit aux comédiens : autorisez-vous cet humour, il est l’une des couleurs de l’œuvre – bien sûr, c’est une pièce testamentaire, mais ce n’est pas à vous de porter ce testament. C’est magnifique.
La pièce est assez longue pour que Lagarce puisse moduler, changer de registre et transmettre aussi une part joyeuse. Une fois encore, c’est comme dans Les Idoles, ou comme Copi, qui a écrit Une Visite inopportune à l’hôpital. L’humour et sa distance sont salvateurs. Le véritable écueil, ce serait la gravité, la solennité.
Ici, tout est sérieux, mais rien n’est grave. Cette question de l’humour est liée à celle du style. Lagarce est de ces auteurs dont l’écriture est très marquée, très reconnaissable. De ce fait, on a parfois tendance à ne l’aborder que par la forme. Or Lagarce est un auteur dramatique. Sa phrase doit être prise à bras-le-corps. On s’aperçoit alors qu’il stylise en fait un phrasé très vivant, qu’il épouse la rythmique de la parole quotidienne, quand on se reprend pour corriger, pour reformuler, parfois pour dissimuler aussi, noyer le poisson ou tourner autour du pot.
La répétition, la variation chez Lagarce produisent un tempo particulier, mais ce qui est génial en cours de travail, c’est de comprendre pourquoi cela se répète et ce que cela charrie, de trouver l’épaisseur d’existence où cela se forme, pourquoi ce n’est pas qu’une figure de style mais un mode de sensibilité, une façon qu’a la pensée de se frayer un chemin. Il ne faut pas glacer cette langue. Elle n’est pas glaciale, mais chirurgicale. Chirurgicale et pourtant tâtonnante, en même temps...
C’est un geste très étonnant ! Lagarce écrit méticuleusement, dans une recherche de la précision extrême, qui est certainement liée à son souci de la « vérité exacte ». Il met un soin extraordinaire à détailler l’histoire de quelqu’un qui finira par ne pas dire ce qu’il était venu dire. Mais cette précision extrême n’efface pas ses traces, comme si les ratures devenaient des volutes, des esquisses d’autres chemins moins directs, inexplorés, mais qui font tout de même partie du paysage. Ces phrases sont comme des pas dans la neige, en terrain accidenté. Et c’est justement cela qui oblige leurs interprètes à aller droit. Même si la pensée peut divaguer, elle doit être tenue.


Finalement, que découvre Louis au terme de son voyage ?


La toute dernière page, la dernière réplique est magnifique. Elle est comme une miniature de l’ensemble de l’œuvre. Louis revient sur un souvenir. Un moment de solitude, une nuit, sur un pont « à égale distance du ciel et de la terre ». Il marche le long d’un chemin de fer. Image d’une trajectoire qui ne laisse pas beaucoup de choix... Il se rappelle un cri qu’il aurait dû pousser alors, et qu’il ne pousse pas.
Lagarce écrit, et Louis dit, qu’il gardera le regret de ce cri non poussé. Mais s’il l’avait poussé, ce cri, est-ce qu’il serait parvenu jusqu’à nous ? Est-ce qu’il ne se serait pas perdu dans la nuit ? Est-ce que Lagarce l’aurait écrit ? J’étais là, j’aurais dû faire cela, faire entendre cela, mais je n’ai pas ouvert la bouche : tout Le Pays lointain tourne autour de ce silence qui finalement aura été gardé. Et là, on peut aussi se dire, à cet instant final, que contrairement à tant d’autres morts ou disparus dans cette pièce, le Louis de cette nuit-là ne reviendra pas... Celui qui a laissé passer ce cri est lui-même passé à jamais.
Mais ce qui est bouleversant, dans cette dernière confidence de Louis peut-être destinée à l’ami Longue Date qui s’est approché, c’est que ce cri aurait été un cri de joie.


Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, 6 février 2019

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