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Le Pays des aveugles

+ d'infos sur le texte de Nino D'Introna
mise en scène Nino D'Introna

: Entretien avec Nino D'Introna

Réalisé par Blandine Dauvilaire, journaliste, octobre 2011

Voir ou ne pas voir… telle est la question


Votre intérêt pour ce texte de H. G. Wells ne date pas d’aujourd’hui…


Je l’ai découvert en 1977 dans une anthologie de contes de science-fiction et j’en suis tombé amoureux. J’ai toujours rêvé de le monter avec une cohérence philosophique, dramaturgique et théâtrale. Cela m’a demandé beaucoup d’années de réflexion avant de trouver l’idée pour le faire. Il ne fallait pas que ce soit un spectacle théâtral où les personnages dialoguent de façon traditionnelle, mais il fallait que ce soit un homme qui raconte cette histoire en jouant tous les personnages.
J’ai adapté le texte pour qu’il garde sa force sur scène et j’ai interprété tous les rôles. Ça a été une longue gestation avant de faire une première mise en scène en Italie en 1992, puis une adaptation en français. Les deux ont eu un succès énorme et j’ai reçu un prix en Italie.


Pourquoi avez-vous décidé de le reprendre ?


L’équipe du TNG, qui avait vu le spectacle à l’époque, m’a convaincu de le reprendre pour montrer mon travail de comédien. J’ai décidé d’accepter ce pari. C’est un défi de remonter sur scène avec un spectacle qui a aussi bien marché. Je vais conserver le même parti pris d’un homme qui conte avec la voix, la musique, des sons et des lumières pour solliciter avant tout l’ouïe, plus quelques évocations visuelles.


Quelle est l’histoire du Pays des aveugles ?


C’est l’histoire, très simple, d’un homme voyant qui arrive dans un pays d’hommes non voyants depuis quinze générations. Ils ont perdu toutes les liaisons philosophiques et réelles avec la vue, ils ne savent donc plus ce que signifie voir. Ils sont habitués à vivre dans le noir, ils ont aiguisé le sens de l’ouïe, l’odorat, le toucher et vivent très bien ainsi.
Quand cet homme réalise qu’ils sont tous aveugles, il pense qu’il est supérieur et qu’il va pouvoir démontrer la puissance de ce qu’est voir à des gens qui ne voient pas.
Or ce qui est extraordinaire dans ce conte, c’est qu’il n’arrivera jamais à démontrer sa supériorité. Aveuglé par son désir de pouvoir, il n’arrivera même jamais à montrer qu’il sait voir et sera considéré par les autres comme le crétin du village qu’il faudrait opérer pour qu’il redevienne normal, c'est-à-dire aveugle comme tous les autres.
Au coeur de ce conte s’inscrit une petite histoire d’amour qui est importante car elle va pousser l’homme à faire un choix décisif : être rejeté par la communauté ou devenir comme eux pour épouser celle qu’il aime.
Dans un dialogue final d’une beauté lyrique extraordinaire, il parle à la femme dont il est amoureux et se pose la question d’accepter cette opération. Il y a une profonde réflexion philosophique sur ce que signifierait perdre la vue.
La fin de l’histoire doit être réglée au millimètre pour qu’elle reste ouverte. C’est complexe à faire car il faut être à la fois théâtral et philosophique. J’aimerais que le public sorte en choisissant lui-même la décision prise par cet homme et en se demandant : «qu’aurais-je fait dans sa situation ?»


Qu’est-ce qui vous a plu dans ce conte au point de vouloir le mettre en scène ?


D’un point de vue purement théâtral, parler d’aveugles au théâtre signifie parler du noir, de l’évocation des choses. Pour moi l’espace du théâtre, la boîte noire, est avant tout un espace d’évocation, surtout aujourd’hui où l’on a des outils comme la photo, le cinéma, la vidéo, internet, qui sont beaucoup plus efficaces pour représenter la réalité. Le plateau n’a qu’une alternative - et une grande force aussi - pour gagner la bataille, c’est de faire imaginer les choses aux spectateurs.
Ce texte est aussi la métaphore du théâtre. Regarder ou ne pas regarder ? Voir ou ne pas voir ?
Puis il y a cette question philosophique, qui est la plus importante, et qui concerne la relativité du pouvoir, ou comment dans chaque lieu et situation les choses peuvent se renverser et devenir relatives. De Einstein à H.G. Wells je trouvais magnifique qu’une histoire nous montre jusqu’à quel point, dans chaque situation, les choses ont une valeur différente.
Cette idée de relativité est très présente dans mon travail, elle traverse toutes les histoires que je raconte, qu’il s’agisse de pouvoir, de territoire, d’aveugles… Je pense qu’il y a une interrogation constante, que ce doute m’amène à chercher partout et me réinterroger chaque fois pour tenter de trouver la vérité, le secret de la vie. Chose que je ne découvrirai jamais, évidemment.


Vous signez l’adaptation, la mise en scène et jouez tous les personnages de cette pièce…


C’est important qu’un comédien se rende compte au moins une fois de ce que signifie porter seul un spectacle sur la scène, pour peut-être redécouvrir l’origine du théâtre.
Cette envie de revenir à l’anthropologie du théâtre est toujours l’une de mes préoccupations.
Être seul en scène avec un texte synthétique, qui laisse de la place à des silences, à de la musique, des sons, des mouvements, est une expérience essentielle.


Comment comptez-vous mettre en scène cette nouvelle version ?


Je voulais une musique très présente, une ambiance rock proche de Pink Floyd, pour cela j’ai fait appel au groupe Supershock de Paolo Cipriano et Valentina Mitola. Ils composent une musique très particulière, un peu hypnotique parfois, qui sera jouée en direct.
Je serai équipé d’un micro HF car je parle souvent sur ou avec la musique, cela me permet d’avoir deux voix : je fais parler les aveugles avec une voix très douce, très tendre et avec de l’écho, tandis que le narrateur s’exprime avec une voix très nette. Le code est simple pour le public.
Le mouvement a aussi une place importante : quand je suis aveugle j’ai toujours une position particulière et les yeux clos.
C’est un spectacle très physique.


Préférer l’ombre à la lumière…


Dans cette pièce, l’homme glisse du monde extérieur vers le monde intérieur, il va devoir se poser des questions qu’il ne souhaitait pas se poser…


C’est effectivement un homme qui vacille, qui se pose des questions et perd ses certitudes.


Cet homme représente chacun d’entre-nous, le pouvoir d’identification est fort…


Ce spectacle est comme un miroir qui place le public face à lui-même. Tout le monde s’identifie au personnage. Sans aller jusqu’au pays des aveugles, quand on voyage à l’étranger ou que l’on se retrouve dans un groupe social où l’on n’a pas les mêmes repères, on se pose des questions, on se sent différent, on trouve les autres différents.


Il y a une progression du personnage et des sentiments qui l’animent : l’agressivité et l’angoisse montent peu à peu…


Et ça correspond à la rage du spectateur qui s’identifie à lui. C’est encore une fois le secret du théâtre que d’être capable de nous faire nous identifier.


Cette pièce pose une question terrible : quel sacrifice est-on prêt à faire ?


Et c’est là que se joue toute la partie ambiguë, relative, de la décision. La description éblouissante qu’il fait du monde rend le sacrifice encore plus déchirant. Il y a une crispation palpable dans le public qui se dit qu’il ne peut pas renoncer à ça et se faire enlever les yeux.
Le doute est là, on vacille tous.


C’est une pièce dérangeante…


Oui et en même temps elle est cathartique, elle libère des énergies. Le doute et l’angoisse s’expriment, nous libèrent, quelle que soit la décision que nous imaginons. C’est une digue ténue et sensible.


Pensez-vous que les enfants et les adultes vivent la pièce de la même façon ?


Je pense que la pièce est intergénérationnelle mais évidemment les enfants vont la vivre de manière plus directe. Les adultes la prendront au deuxième ou troisième degré, car ils vont transposer l’histoire dans leur vie avec toutes les métaphores successives.
Chacun trouvera sa lecture.


Pensez-vous que ce récit initiatique peut rendre le spectateur meilleur ?


Oui je le pense, même si je n’ai pas la prétention de rendre les gens meilleurs. En tout cas, il m’a rendu meilleur. C’est sans doute la pièce qui m’a posé dans la vie. Arriver à raconter cette histoire veut dire être prêt à le faire, prêt à une autre acceptation de la vie.
Je donne au public une synthèse de ce récit initiatique, tout a été calculé au millimètre dans cette pièce, mais sans jamais prendre position ni pour les aveugles ni pour le narrateur. Je veux faire en sorte que l’on se passionne pour chacun, tout en aimant chacun. Je garde cet équilibre délicat pour que le public puisse choisir.
C’est un spectacle qui peut contribuer à faire se poser des questions fondamentales. Dans la vie, il n’y a pas mille choses importantes.
Dans ma vie, « Le Pays des aveugles » fait partie de ces choses importantes.


C’est une pièce qui accroche tout de suite le spectateur…


Je pense que le langage que j’ai réussi à créer entre la force violente du texte, la musique hypnotique, la voix qui est une sorte de mère qui vient nous parler et nous enveloppe dans un mouvement rond, entraîne le spectateur dans un voyage. Il y a des lumières fabuleuses, créées par Andrea Abbatangelo, qui a travaillé sur les deux versions de cette pièce. C’est un spectacle simple où la lumière est un partenaire essentiel. Il n’y a rien ou presque sur le plateau et pourtant le public voit tout. C’est un dialogue subtil entre le comédien, la lumière et la musique.


Qu’avez-vous appris avec ce spectacle ?


Qu’il faut toujours relativiser et que cela rend plus humble.

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