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Le Passé

Julien Gosselin ( Mise en scène ) , Leonid Andreïev ( Texte )


: Entretien avec Julien Gosselin (2/2)

réalisé par Fanny Mentré pour le programme de salle du TNS

Quelles sont les œuvres que tu as retenues, sur lesquelles tu vas travailler ?


Au départ, je suis parti sur sept textes, mais en ayant dans l’idée un projet qui se développe- rait en deux temps. Le fait est que je ne peux pas faire que des spectacles de douze heures, pour des raisons de production mais aussi de diffusion, de partage avec le plus de gens possible. Par ailleurs, la dimension un peu plus classique de l’objet et l’approche nouvelle que ça suscite m’incite à vouloir me consacrer pleinement à un premier volet.


Je veux me pencher sur deux dimensions : l’une axée sur l’histoire du théâtre, l’académisme et l’autre sur ce qu’on appelle le « cosmisme », cette philosophie à la mode au début du XXe siècle, qui a auguré la conquête spatiale en Russie, et qui part d’une idée magnifique : les êtres humains doivent coloniser d’autres planètes et libérer la Terre parce qu’il faut y laisser la place à la résurrection des morts. De là sont nées des œuvres comme Solaris de Tarkovski.


Le premier volet est davantage tourné vers la question de l’académisme, même si le « cosmisme  » y trouve aussi sa place. Le premier texte abordé est Requiem, le cœur de l’objet est une pièce de théâtre intitulée Ékatérina Ivanovna, et il y a deux nouvelles – Dans le brouillard et L’Abîme. Il est possible qu’y figure aussi La Résurrection des morts, mais au moment où on se parle, je n’en suis pas certain.


Peux-tu parler de ces textes et de la construction d’ensemble : souhaites-tu les traiter séparément ou créer une trame entre eux ?


Un peu des deux. Requiem ouvrira le spectacle. C’est une pièce symboliste, un des plus beaux textes que j’ai lus ces dernières années, vraiment singulier. Cela se passe dans un théâtre, il y a un metteur en scène, le directeur, et un être mystérieux, qui est une sorte de propriétaire ou commanditaire et qui porte un masque – on est en plein dans le symbolisme, ce personnage pourrait être la mort, ou Dieu.



Dans ce théâtre complètement vide, les spectateurs ont été remplacés par des mannequins en bois peint. Les acteurs défilent sur la scène, représentant de grandes figures du théâtre depuis sa création : le couple d’amoureux, le prophète, etc. Ils évoluent comme des fantômes, devant un faux public en bois. Le spectacle ra- conte le cri que va produire à un moment le directeur face à la possibilité de faire du théâtre devant personne...


Aujourd’hui, on pensera évidemment à ce qui se passe avec le Covid. Mais au-delà de ce clin d’œil, j’ai été bouleversé parce que,depuis des années, je mets en crise la présence du public dans le dispositif scénique, en mettant des murs entre les acteurs et les spectateurs, en proposant des spectacles qui jouent avec cette problématique : est-ce que vraiment on crie pour quelqu’un ? Est-ce que je crie pour le public ou est-ce que je laisse le public regarder quelque chose qui ne lui appartient pas ?
Cette question du « public » – ce que ce terme même peut avoir d’abstrait – me passionne.


Le spectacle s’ouvre donc sur ce texte. Ensuite, on entre dans la pièce Ékatérina Ivanovna, dont chaque acte aura une couleur spécifique. Le premier, par exemple, je le monte comme une pièce de boulevard, avec des portes qui claquent, le deuxième se situe dans une datcha dans la verdure, un décor reconstitué comme dans les opérettes, dans un style kitsch... La nouvelle L’Abîme sera intégrée à la pièce – comme un monologue – et Dans le brouillard aussi.


Les musiciens seront dans la fosse d’orchestre.
Il y aura des séries de toiles peintes qui interviendront, conformes à l’idée d’une nature reconstituée dans l’académisme théâtral, mais dans un espace vidé de toute humanité... J’ai vraiment envie de jouer avec tous ces codes de la représentation.


Avec Dekalog, tu plongeais au cœur des questionnements liés à la morale, des choix de conscience. Andréïev, dans un tout autre registre, pose aussi la question de la morale, des mœurs, des interdits et des tabous. C’est le cas d’Ékatérina Ivanovna ou Dans le brouillard...


C’est vrai. Je peux également, par moments, avoir l’impression de revenir à Houellebecq qui est aussi, dans un autre genre, un moraliste. Dans le brouillard est typiquement une œuvre qui a à voir avec Nietzsche, et on pour- rait même dire que c’est un écrit houellebecquien avant l’heure : l’histoire de cet adolescent rongé par les pulsions sexuelles, qu’il va finalement transformer en haine des femmes, dans un monde complètement verrouillé par l’ordre moral... C’est terrifiant.


Je veux aborder ce texte sur un mode proche de l’expressionnisme allemand. Il me semble qu’on peut aller jusque là. C’est ce que j’adore chez Andréïev, et je n’ai jamais travaillé sur un tel matériau auparavant : il y a une forme d’exagération, de « trop ». Il y a, chez les personnages, une forme d’excès, de radicalité dans le rapport au sexe, dans la violence, que je trouve fascinante. Je pense que c’est aussi pour cette raison qu’Andréïev n’est pas beaucoup monté : il va au-delà d’un certain réalisme psychologique. C’est peut-être justement lié à ce rapport à la morale dont tu parles. Pour ma part, je trouve ce « trop » magnifique.


Il y a l’idée d’une société étouffée sous une chape d’interdits, d’un tel enfermement que ça rend certains personnages dingues : tout leur devient invivable.


Exactement. Toute pulsion est condamnable, condamnée d’avance, donc, à force de les retenir, les personnages partent soudain en vrille. Dans le premier acte d’Ékatérina Ivanovna, son mari tente de la tuer, parce qu’il pense qu’elle l’a trompé – ce qui n’est pas le cas. Ayant été accusée de  « faute morale  », elle-même va« se débaucher  », comme on l’aurait dit à la fin du XIXe siècle. Elle va entretenir plusieurs relations en même temps, dans un monde extrêmement corseté et bourgeois. En fait, elle devient ce dont on l’a accusé. La pièce est d’une radicalité surprenante, le quatrième acte la montre alcoolisée, nue, au milieu d’hommes ivres. Elle tient des propos radicaux devant ces hommes qui la trouvent soit très attirante soit très vulgaire. On retrouve là cet excès qui traverse les œuvres d’Andréïev. Personnellement, j’arrive très bien à comprendre cette femme, je comprends ce qui se met en marche chez elle, mais la pièce va presque trop loin, pas moralement à mon sens mais théâtralement parlant.


La question de la représentation est constamment posée dans le théâtre d’Andréïev. Ce n’est pas étonnant qu’il ait écrit aussi des pièces appartenant au théâtre symboliste. Dans ses écrits, certaines situations sont tellement porteuses de signes que l’on est toujours à la frontière du symbolisme.


Est-ce un auteur, selon toi, qui a voulu explorer les limites de ce que qui était dicible ou représentable à son époque ?


Oui, à tel point qu’on peut même s’étonner aujourd’hui qu’il ait pu connaître un grand succès de son vivant. En Russie, il a été monté par les plus grands, de Stanislavski à Meyerhold.
Il arrive juste après Tchekhov, à un moment où des metteurs en scène qui ont du pouvoir peuvent l’imposer. Il y a cette théorie qui dit que le pouvoir des metteurs en scène s’est accru au fur et à mesure du XXe siècle, jusqu’à devenir excessif aujourd’hui – ce que je peux très bien entendre et penser moi-même parfois. Mais à la fin du XIXe et au début du XXe, il y a eu des metteurs en scène courageux, dans des théâtres ayant une puissance de rayonne- ment, qui ont pu se permettre de monter des œuvres d’une radicalité et d’une modernité incroyables. Je pense à Maeterlinck, dont les textes ont aussi été créés à cette époque, et qui a osé des formes extrêmes.


Comment envisages-tu ce spectacle avec ton équipe – éclairagiste, musiciens, vidéaste, actrices et acteurs... Le vois-tu comme une continuité ou comme un tout autre univers à inventer ?


Le spectacle réunit des gens avec qui je travaille depuis très longtemps ainsi que des nouvelles personnes – par exemple, Achille Reggiani joue, et Lisetta Buccellato fait la scénographie (ils sont issus du Groupe 45 de l’École du TNS). Il y aura forcément une continuité parce que le processus de travail sera le même, avec un rapport fort à l’image filmée, à la musique, etc. Ce qui va changer, c’est bien sûr la présence d’éléments directement reliés à une esthétique du passé – toiles peintes, châssis, accessoires évoquant des salons bourgeois, costumes inspirés de l’époque...


En ce qui concerne le jeu, il y a plusieurs pistes à explorer. Ce que j’ai constaté dès les premières lectures, c’est que les acteurs ont cette capacité de rendre le texte extrêmement présent et vivant. Même un texte très ancien peut, quand les acteurs s’en emparent sur le plateau et qu’il passe par leurs corps, devenir de « l’ici et maintenant » de manière évidente et immédiate. (...)


(...) Ce qui est beau, en ce qui concerne les gens avec qui je travaille depuis longtemps, c’est que nous n’avons même pas besoin d’en parler, ça circule entre nous, on le ressent tout de suite. Là, c’était le cas, le désir de transmettre cette émotion commune était palpable. (...)


  • Le 20 avril 2021
  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, pour le programme de salle
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