: Alceste, entre Misanthropie et Dépression
Décembre 1665, Molière tombe gravement malade et pour la première
fois il faut fermer le théâtre en attendant que le « patron » se rétablisse.
Les causes de son mal restent, aujourd’hui encore, assez mystérieuses.
On a souvent voulu y voir la fatigue morale et physique d’ un acteur
lassé par la vie de troupe qu’il mène depuis plus de dix ans, d’un auteur
atteint par la cabale dont il fut l’objet à l’occasion du Tartuffe, voire
d’un mari meurtri par les infidélités supposées de sa jeune épouse
Armande. Pourtant, la période est bien plus faste qu’on ne le dit pour
l’auteur de Dom Juan. La Troupe de Monsieur n’est-elle pas devenue,
quelques mois auparavant, la Troupe du Roy ? En février 1666, Molière
remonte sur les planches et le 4 juin, il présente sur la scène du Théâtre
du Palais-Royal une nouvelle comédie intitulée Le Misanthrope. L’accueil
est médiocre. On reproche à la pièce son esprit de sérieux. Mais déjà
chacun veut savoir qui se cache derrière le personnage d’Alceste qu’interprète Molière. Certains y voient le duc de Montausier, réputé pour son
austérité. D’autres préfèrent y deviner le visage de l’auteur lui-même.
C’est cette dernière interprétation qui primera au fil des siècles et imposera Le Misanthrope comme une pièce quasi autobiographique.
Mais comment justifier alors que Molière se peigne sous les traits d’un
homme prêt à détester le genre humain ? Quelle blessure intime et
profonde nourrit cette misanthropie ? Dans le Phédon de Platon, Socrate
rappelle que « la misanthropie apparaît quand on met sans artifice toute
sa confiance en quelqu’un [...]. Puis on découvre un peu plus tard
qu’il est mauvais et peu fiable ». Alors, pour haïr un seul homme,
l’intéressé décide de les haïr tous. Le 4 décembre 1665, la troupe de
Molière crée avec succès Alexandre le Grand, tragédie de Racine, son grand ami. Dix jours plus tard, Racine la lui retire et la confie à la troupe
de l’Hôtel de Bourgogne. Molière est anéanti. C’est à ce moment-là
qu’il tombe malade. Hasard ou coïncidence... nul ne peut le dire. Mais
force est de constater que la question de l’amitié trahie est centrale dans
Le Misanthrope. Il n’est pas une scène dans laquelle Alceste ne l’évoque,
transformant l’expérience vécue en interrogation morale. C’est notamment la clé de ce procès dont on fait souvent trop peu de cas lorsqu’on
monte Le Misanthrope.
Cependant, la misanthropie n’est pas le seul trait du caractère d’Alceste.
Le sous-titre l’Atrabilaire amoureux – disparu lors de l’impression du texte
en décembre 1666 – renvoie à la théorie des humeurs, popularisée par
les disciples d’Hippocrate. L’atrabile, c’est la bile noire, la mélancolie...
C’est ce que nous appelons aujourd’hui un état dépressif, « la fatigue
d’être soi », pour reprendre l’expression d’Alain Ehrenberg. La complexité
et l’intérêt du personnage d’Alceste résident dans cette conjugaison
entre misanthropie et dépression qui trouve son expression dans un
double jeu de tensions : avec Célimène d’une part, l’aimée bien décidée
à profiter de sa jeunesse, et avec Philinte d’autre part, l’ami dont la sagesse
rappelle celle de Montaigne. Molière rejoint Pascal : « Il est vrai : ma raison
me le dit chaque jour ; / Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour »
(vers 247-248), dit Alceste, lorsque l’auteur des Pensées écrit : « Le cœur
a ses raisons que la raison ne connaît point » (fragment 397). Comment
une posture morale résolument intransigeante peut-elle s’accommoder
du désir physique ? À cette question, la réponse d’Alceste n’est pas sans
évoquer Pascal ou Rancé qui, après avoir brillé dans les salons, choisirent
l’un Port-Royal, l’autre La Trappe : dans tous les cas, il s’agit de se retirer
du monde et de choisir le « désert ». Mais qu’est-ce que « le monde » ?
Le monde, tel que le décrit Norbert Elias dans La Société de cour, c’est
d’abord le salon, cet espace clos où l’on se retrouve « entre soi ».
Contrairement à la plupart des autres pièces de Molière, il n’est pas ici
question d’affrontements de classes. Il n’y a ni bourgeois en quête
d’ascension sociale, ni valets revendiquant la liberté de parler. Dans le
salon de Célimène, il n’y a qu’une noblesse tenue par l’étiquette, une
« gentry française » (George Huppert). Résumer Le Misanthrope à sa seule dimension autofictionnelle serait une erreur et en réduirait considérablement la portée. Il faut au contraire s’appuyer sur la formidable
vision que Molière a de la société : c’est en les réinscrivant dans le jeu
social que les complexions les plus intimes de l’homme prennent tout
leur sens. Peter Szondi, à l’Université libre de Berlin, a admirablement
déployé ce point de vue en plaçant Molière dans « la perspective d’une
lecture sociologique ».
Pourquoi monter les classiques ? À cette question, Antoine Vitez répondit :
« Il est indispensable de travailler sur la mémoire sociale. »
Clément Hervieu-Léger
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