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Le Malade imaginaire

+ d'infos sur le texte de  Molière
mise en scène Jean-Luc Lagarce

: Le "Malade" en prison

Jean-Luc Lagarce relate dans son Journal une représentation du Malade imaginaire de Molière donnée en prison à Rennes en 1994.

DIMANCHE 26 JUIN 1994 - Paris. Chez moi. 10 h 15.


Dernière du Malade imaginaire à Rennes. 85 ou 86e représentation‚ je ne sais pas.


Dernière d’une longue série de représentations‚ d’une part – 25 fois à Rennes même avec les liens qui s’établissent avec ce théâtre – et dernière encore où joueront Olivier Achard et Olivier Py.
Dernière donc.
Et avant-dernière surtout peut-être : jeudi‚ l’après-midi‚ il avait été « organisé » une représentation à la prison de la ville. C’était une drôle d’histoire‚ un drôle de projet : le théâtre – et Françoise Du Chaxel et Catherine Dan‚ les proches collaboratrices de de Véricourt‚ les âmes du théâtre‚ travaillent beaucoup et régulièrement avec la maison d’arrêt‚ cette prison-là‚ et celle des femmes encore – le théâtre proposa aux acteurs‚ les semaines précédentes de « faire quelque chose »‚ une lecture‚ un débat‚ je ne sais quoi.


Je n’étais pas là‚ les acteurs décidèrent dans une belle unanimité (et ils n’en furent pas coutumiers) de refuser l’idée d’« animation socioculturelle »‚ ces masques de la bonne conscience – Élizabeth et Olivier avaient joué Mon père qui fonctionnait... et en gardaient un souvenir très dur de malhonnêteté intellectuelle – et de jouer donc sans costumes‚ sans lumières‚ sans décor Le Malade imaginaire dans son intégralité.
D’être acteur‚ de faire entendre un texte‚ une langue‚ une histoire‚ des rapports entre les gens‚ de faire son travail‚ d’exercer son art dans les conditions les plus optimales – malgré l’absence de tout : décor‚ costumes – et d’aller au-devant des prisonniers sans un discours « animation ».


Le moins que l’on puisse dire c’est que je suis très opposé‚ comment pourrait-on dire ? « politiquement » à ce genre d’intervention‚ aller en prison comme d’autres d’ailleurs vont jouer pour les vieilles personnes‚ pour les handicapés‚ les malades en phase finale ou les enfants de 5 ans.
D’autre part‚ il est évident que j’étais terrorisé intérieurement d’une manière très irrationnelle à la simple idée‚ quant à moi de devoir entrer dans une prison (et c’était peut-être cela le pire !).


Mais les acteurs avaient décidé une chose grave‚ importante en commun‚ et ils eurent souvent du mal à se réunir (et c’est normal dans une troupe ainsi constituée et sur une tournée aussi longue) et bien sûr ils vinrent me dire que je pouvais refuser (on avait soumis la décision finale à mon avis). (...)


Et comme mon armée semblait inquiète‚ je décidai‚ écrasé d’angoisse et le sourire paisible et mensonger du type qui en a vu d’autres‚ de partir les rejoindre et d’assister en garant « responsable » à cette bizarre bataille.


Ce fut une représentation magnifique‚ terrible‚ un moment de théâtre‚ d’engagement des gens‚ des acteurs d’une force‚ d’une certaine violence aussi‚ et d’une grande beauté. Il y avait là au milieu d’une grande salle – c’est une prison du XIXe siècle tout en brique rouge‚ en barreaux... – un petit lit en fer de prisonnier pour Argan et des acteurs en costume de ville‚ gens d’aujourd’hui‚ disant un texte‚ une langue‚ une poésie superbes !


Et en face‚ il y avait cinquante hommes‚ des voleurs‚ des criminels – un gamin de 16 ans dont me parla Du Chaxel qui le connaît et qui est condamné pour douze ans pour le meurtre d’un homme et qui regardait cela penché en avant et deux hommes encore qui vinrent me parler ensuite et me dirent qu’ils allaient écrire à leurs enfants pour leur raconter cet après-midi-là.


C’était grave. On riait peu (même si Mireille‚ la plus terrorisée de la troupe‚ et Achard faisaient beaucoup rire comme à leur habitude) et c’était une belle et grande chose.


Au milieu de la scène entre les deux frères‚ Béralde et Argan‚ qui est‚ je le dis toujours‚ « la scène qui me fit monter la pièce » et qui nous inquiétait le plus par sa durée‚ sa difficulté‚ l’attention était telle qu’à l’instant essentiel :
« Que faire quand on est malade... ?
– Rien‚ mon frère.
– Rien ?
– Rien. »
Les larmes me vinrent aux yeux.
Les acteurs sont effrayants d’égoïsme‚ de satisfaction et souvent je les déteste dans leurs petites médiocrités et leur oubli de l’Art‚ mais là ils étaient beaux‚ nobles et de magnifiques guerriers.


Du Chaxel et Catherine Dan et moi bouleversés‚ avions du mal à leur dire‚ mais ce combat-là‚ ce n’était pas rien.


Et le soir‚ jouant une seconde fois‚ épuisés dans leurs beaux costumes d’apparat‚ ils se croisaient en coulisse dans un rituel étrange‚ drôle et plein de respect.


Et pour la dernière‚ ils « jetèrent » tout dans la bataille‚ faisant hurler de rire la salle ou la tenant dans le silence et l’émotion et firent un beau triomphe.


Ils sont pénibles mais ils sont de belles personnes. Ne pas oublier ça.



Jean-Luc Lagarce

  • © Éditions Les Solitaires Intempestifs
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