: La courbe d’un soleil noir dans un ciel tourmenté
texte du programme de salle, TNP, 2003
Le Laboureur de Bohême est une oeuvre fulgurante, surgie de la nuit des temps, accompagnée de sa
légende, qui vient vibrer jusque dans nos fors intérieurs ; une oeuvre dont nous apprenons, incrédules, que
nous en serions séparés de six siècles alors que nous la sentons palpiter là, tout contre, chuchotant des
vérités à notre oreille comme la mort fait au laboureur.
De toutes les oeuvres de la littérature allemande du Moyen Âge finissant, Le Laboureur de Bohême est
de loin la plus connue et la plus estimée, dit Christian Schiaretti. Aujourd’hui encore, dans les pays de
langue allemande, ce texte est lu dans les écoles, on le récite à la radio et on le joue au théâtre.
Sa renommée n’avait toutefois pas traversé la frontière jusqu’à ce que Christian Schiaretti en établisse
une version scénique dans son Centre dramatique national de Reims en 1990. De Johannes von Saaz,
l’auteur, on sait peu de choses et on ne possède pas d’autre texte de fiction. Il naquit dans les Sudètes
entre 1342 et 1350, fréquenta l’université de Prague, étudia en France ou en Italie, devint notaire et
recteur de la ville de Saaz, mourut en 1414. Ce qu’on sait plus sûrement est qu’il écrivit Le Laboureur de Bohême au lendemain de la mort de sa femme, Margaretha, en août 1400. En un seul jour, dit-on.
Croyons-le, car ce texte semble avoir jailli de la plume de Johannes von Saaz avec la même perfection
que la courbe d’un soleil noir dans un ciel tourmenté.
Un laboureur, veuf, ténébreux, inconsolé, – sa seule étoile est morte – demande des comptes à la mort : Où sont partis ceux qui vivaient sur terre et parlaient avec Dieu, gagnaient sa grâce, sa miséricorde et sa clémence ? Où sont partis ceux qui furent assis sur terre ? Qui avaient commerce avec les étoiles et comprenaient les cours des planètes ? Où sont allés ces hommes vaillants, intelligents, justes et diligents dont parlent les chroniques ? Vous les avez tous tués. Et ma tendre amie aussi. Pied à pied, tirade contre tirade, il affronte le faucheur : Je suis en colère contre vous et je vous accuse.
Appartenant au genre de la « dispute littéraire », reprenant pour ce qui concerne le dialogue avec la
mort une tradition qui remonte à l’Antiquité, témoin d’une époque de transition vers ce qu’on appelle les
« temps modernes », Le Laboureur de Bohême « relève de l’évidence », dit le metteur en scène. C’est
pourquoi nous pouvons parler d’oeuvre parfaite, de pur diamant, sorti intact de dessous les strates du
temps. Face à un tel texte, que faire d’autre que de le sertir ? Christian Schiaretti, respectueux de ce
trésor, et toujours émerveillé par lui vingt-trois ans après sa création, s’abstient de discourir : Tous, en le
travaillant, étions devant un peu d’éternité, convaincus que l’oeuvre d’art seule est la vraie réponse à la
mort, et bien souvent nos silences furent après le travail nos seuls débats dramaturgiques.
Reste alors au théâtre à se dépouiller, à se livrer nu, à être ce lieu refuge, – le dernier ? – où peuvent
être abordés, de face, les choses de la mort, les combats de l’homme et ses abdications, ses rébellions
et ses douleurs.
La scène de Christian Schiaretti se fait bleu nuit, elle s’élève comme un ciel où brille une oeuvre-étoile
éteinte depuis six cents ans, dont le mystère ne cesse de nous interroger, mais aussi de nous éclairer,
de nous guider, de nous aider à espérer.
Claude-Henri Buffard
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