theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Le Goût du faux et autres chansons »

Le Goût du faux et autres chansons

Jeanne Candel ( Mise en scène )


: Entretien avec Jeanne Candel

Propos recueillis par Stéphane Bouquet pour le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre de la Cité internationale (Février 2014)

Jeanne Candel est la pointe apparente de l’iceberg mais derrière ce nom propre et solitaire se cache un collectif d’acteurs et de musiciens qui mettent leurs idées et leurs savoir-faire en commun pour inventer un théâtre très vivant. Marquée par le metteur en scène hongrois, Arpad Schilling, et la chorégraphe allemande, Pina Bausch, Jeanne Candel ne part pas d’un texte, mais de plusieurs et surtout de situations que le plateau lui offre. Impliqués dans le processus d’écriture, les acteurs improvisent en direct ou inventent des scènes dans leur coin qu’ils partagent ensuite devant le groupe. A partir de quoi, Jeanne Candel se livre à un subtil jeu de collage, prenant une idée ici et un geste là, une phrase dans tel texte et un accent dans tel corps pour construire ses pièces qui oscillent savamment entre deux idées du théâtre : d’un côté, des scènes performatives qui reposent sur ce que la metteure en scène appelle elle-même des “constructions post-dramatiques”, sans situation, sans personnage, sans drame, mais portant une attention hypertrophiée aux détails et à la présence des corps. De l’autre, des scènes plus classiques, assumant l’héritage du théâtre, notamment baroque, et n’ayant pas peur de la puissance narrative. C’est cet état de tension entre deux idées du théâtre, cette circulation incessante d’un pôle à l’autre, qui fait la singularité de ce travail et de cette nouvelle pièce encore en plein chantier comme le précise Jeanne Candel en prologue à notre conversation :


Jeanne Candel : Avant de commencer, je voudrais dire que ma façon de travailler implique que je ne sais pas, à ce stade des répétitions, l’endroit où nous allons arriver. Je ne le connais pas et je ne veux pas le connaître. C’est important pour moi de partir à l’aventure. Je dis ça parce que tout ce que je vais dire dans la suite est provisoire.


Commençons au commencement alors. Qu’y a-t-il au départ de ce nouveau projet ?


Jeanne Candel : Au tout départ, sans doute y a-t-il le fait d’avoir travaillé sur le mythe de Didon et Enée pour Le Crocodile trompeur. Ce mythe a laissé des questions pour la prochaine création. En fait, jusqu’ici, les expériences théâtrales que j’ai menées avec ma bande se sont fabriquées en partant de nos vies, de nos expériences les plus personnelles, les plus anodines, de nos lectures. C’est à partir de ce que nous étions que nous construisions les fictions. En travaillant sur Didon et Enée, je me suis aperçue que je pouvais utiliser des structures archaïques plus puissantes, déjà riches d’histoires et de paradoxes pour atteindre nos vies. C’était comme d’inverser le processus.


Les mythes que vous travaillez pour cette pièce, notamment ceux que relate Ovide dans les Métamorphoses, ont souvent à voir avec la question des origines.


Jeanne Candel : Oui. Je suis obsédée par une question très naïve mais dont j’assume la naïveté : d’où vient-on ? C’est une question simple mais la réponse ne l’est pas. Je savais qu’elle ouvrirait des vertiges, des abîmes. C’est une question très excitante, celle de l’origine, et qui nous écrase un peu ; on est face à elle comme des animaux, parfois très heureux, très agités, et parfois enclins à se réfugier dans les recoins.


Vous sortez d’une période de répétitions. Concrètement comment travaillez-vous ?


Jeanne Candel : Cette fois-ci j’ai utilisé deux méthodes. La première est de travailler à partir de matériaux : les Métamorphoses, la Genèse, les textes d’Aby Warburg (m’intéresse surtout son idée qu’il y a des images qui persistent, des survivances du passé dans le présent) mais aussi des textes scientifiques sur la formation de l’univers ou le renouvellement des cellules. Tous ces textes servent de point d’appui et je demande aux acteurs de les utiliser pour me faire des propositions scéniques. Parfois, j’en retiens deux secondes seulement. Par ailleurs, chaque matin, j’arrivais avec une expression – faire le deuil de soi-même, faire quelque chose à l’aveugle, échapper à son corps – et les acteurs devaient y répondre tout de suite en improvisant, ce qu’ils voulaient : une anecdote, une danse, une association d’idée. C’est une méthode très vivace, pleine de surprises.


On entend dans votre méthode des échos de la méthode de Pina Bausch.


Jeanne Candel : Ces échos existent. J’ai vu son travail et il m’a marquée. Comme elle, je cherche des méthodes pour revenir vers des questions intimes et très profondes, des questions qui viennent remuer des zones oubliées ou assoupies de notre corps ou de notre esprit. Comme s’il s’agissait de remettre en mouvement en soi la sorte de fumée évanescente des fantômes qui nous habitent, qui nous fabriquent, des souvenirs qui nous constituent et presque nous survivent.


A ce que je crois savoir, il y a une structure palindromique à la base de la pièce.


Jeanne Candel : Oui, ce rêve structure le travail mais peut-être qu’il ne restera pas. Il est sans doute venu de cette idée de travailler sur l’origine, sur l’enfance du monde. Une façon de sortir de cette question d’un point absolu d’origine est de créer une forme circulaire où l’origine disparaît, se boucle sur elle-même. Le premier soir, on pourrait avoir : un prologue, le coeur du spectacle, puis un épilogue. Et le second soir : l’épilogue, le coeur et enfin le prologue. Ce ne serait pas à proprement parler un palindrome puisque le coeur changerait mais ce serait une construction inversée, un effet de miroir. Les deux formes se répondraient par résonance, inversion, échos, rappels, tout un tas de procédés qu’il nous reste à inventer et que je songe à puiser dans le théâtre baroque qui m’intéresse beaucoup.


La métamorphose est d’ailleurs un des grands thèmes du théâtre baroque.


Jeanne Candel : D’un autre côte, il faut faire attention au baroque. (C’est une injonction que je me fais à moi-même). Le danger, c’est que cela devienne une sorte de théâtre dans le théâtre, un métalangage pesant qui ne m’intéresse pas beaucoup. La métamorphose doit rester vivante. C’est pourquoi je voudrais qu’elle soit prise en charge surtout par les acteurs. Je voudrais que les acteurs puissent passer très librement, très souplement, comme des chats, d’un état du jeu à l’autre. Produire des métamorphoses au plateau, à vue, avec leur corps pour seul outil, sans rien d’autre.


Avez-vous un goût pour ce qu’on appelle le low-tech ?


Jeanne Candel : J’ai un goût pour le détail, pour la petite chose qu’on peut ouvrir, déployer. Rentrer par le chas d’une aiguille pour ouvrir un homme entier, l’écarteler, l’éviscérer. Alors sans doute que le goût du détail induit un goût pour le théâtre miniature. Pendant les répétitions, des acteurs ont fabriqué un théâtre pour enfant pour représenter la Genèse : une table, un rideau noir. Ils faisaient apparaître le premier homme avec leurs doigts. Après ça se complexifiait et forcément ça se cassait la gueule puisqu’on travaille avec rien. Ca donnait une sorte de fragilité burlesque que j’aime beaucoup. Au fond, ce qu’on veut représenter – l’enfance du monde, la naissance de l’art, de la représentation – tout cela est trop grand pour nous, on ne peut pas être à la hauteur, mais on peut essayer d’être à la « contre-hauteur », d’inventer une sorte de représentation minimale.


Vous travaillez avec douze acteurs, c’est relativement beaucoup. Pourquoi ce nombre ?


Jeanne Candel : J’ai toujours travaillé avec de grandes bandes, parce que je trouve que cela donne une forte énergie, une émulation. Dans les répétitions, je le vois bien : il y a un relai, un rebond qui se met en place, qui est très riche, fertile, jubilatoire. C’est aussi une façon de faire l’épreuve de la pluralité, notamment la pluralité des perceptions, des pensées. Au fond, ce que je souhaite le plus sur un plateau c’est représenter l’expérience humaine dans toute sa richesse, son invention, sa vivacité. C’est aussi pour cela que, dans la bande, il y a des acteurs-musiciens, un clarinettiste, un violoncelliste, une pianiste et que l’un d’entre nous (Florent Hubert) écrit de la musique pour le spectacle. C’est important que la musique vienne nourrir et déplier la représentation, même si comme pour tout, nous sommes encore en travail et que je ne sais pas la forme que cela prendra.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.