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Le Dragon

+ d'infos sur le texte de Evgueni Schwartz traduit par André Markowicz
mise en scène Thomas Jolly

: Entretien avec Thomas Jolly (TNS)

Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TN

Comment as-tu découvert l’auteur russe Evgueni Schwartz [1896-1958] et sa pièce Le Dragon, écrite en 1943-1944 ?


Il existe seulement trois textes d’Evgueni Schwartz traduits et édités en français : Le Roi nu, L’Ombre et Le Dragon. J’avais commencé par lire Le Roi nu quand j’étais élève à l’école du Théâtre National de Bretagne [de 2003 à 2006] − je l’ai d’ailleurs mis en scène peu après, à l’occasion d’un atelier que je menais dans un lycée. J’ai tout de suite été séduit par cet univers théâtral singulier.
Depuis, Schwartz est un auteur que je conservais dans ma « besace imaginaire », où sont rangés des textes que j’aime particulièrement. Ils ont tous en commun de raconter une grande histoire, avec une portée politique. Pour choisir un texte, deux axes me guident toujours. Le premier est : que vais-je raconter, par rapport à ce que nous sommes en train de vivre ? Quelle lecture du monde partager ? Et le second est de me mettre au défi − j’aime les écrits qui me questionnent et me poussent à réinventer le geste de mettre en scène.
Schwartz a commencé par écrire des contes scéniques pour enfants. Il a continué dans cette lignée littéraire quand il a écrit pour les adultes. Dans ses textes, on retrouve des motifs de contes et de légendes et il est toujours question de ce qu’est le pouvoir, la manière dont une tyrannie peut s’exercer dans une société.
Le Dragon raconte l’histoire d’un bourg qui, depuis 400 ans, vit sous le joug d’un dragon. Il y a eu, au tout début, quelques mouvements de révolte, mais qui ont vite été matés. Aujourd’hui, les habitants arguent même de son utilité : il les protège d’une éventuelle attaque d’un autre monstre et il a évité qu’une épidémie se répande en faisant bouillir l’eau du lac du village. Ils lui paient pourtant un lourd tribut : ils le nourrissent, lui donnent du bétail mais, surtout, chaque année, le dragon choisit et emporte une jeune femme en sacrifice. Cette année, c’est le tour d’Elsa, la fille de Charlemagne − qui est l’archiviste du village. Dans l’indifférence générale, elle s’apprête à aller vers son destin, étant elle -même résignée. Mais arrive dans le bourg un héros professionnel : Lancelot. Il décide de provoquer le dragon en duel. Les habitants sont sceptiques − il n’a aucune chance − et les notables voient d’un mauvais œil l’idée que quelqu’un veuille changer les choses. Les seules personnes qui vont aider Lancelot en lui fournissant des armes magiques sont de modestes artisans. Et contre toute attente, Lancelot va réussir à tuer le dragon...
C’est ce dont il est question dans les deux premiers actes, qui sont passionnants parce que Schwartz y décrit avec un humour au vitriol ce qu’est une société soumise ou dévouée à un pouvoir absolu. Mais le génie de cet auteur est qu’il ne s’arrête pas là. Dans le troisième acte, il dévoile ce qui se passe quelques temps après la mort du dragon. Une fois le monstre anéanti, comment la cité se réorganise-t-elle ? Que deviennent les rapports de terreur et de pouvoir? On va découvrir qu’un dragon peut en cacher un autre. Il est moins spectaculaire, moins mythologique, moins ostensiblement monstrueux, mais tout aussi dangereux...


Le Dragon est un conte pour adultes. On ne peut pas dissocier la pièce du contexte d’écriture : la Russie, en 1943. Elle est à la fois une condamnation du fascisme allemand et de la dictature stalinienne − elle a d’ailleurs été censurée dès la première représentation en Russie. Mais en utilisant la forme du conte, Schwartz donne à la pièce un caractère intemporel, qui lui permet de traverser les époques et les frontières. Elle est un enseignement éclairant pour les temps anciens, présents, voire futurs.
Nous sortons d’une période qui a été éprouvante : des gens ont vécu confinés, d’autres ont été en « première ligne », nous vivons encore masqués... Cette période a réinterrogé notre façon d’être ensemble, a remis en question notre manière de fonctionner. Les notions de liberté, de priorités, de relation à l’autre ont été bouleversées. En 2020, alors que les théâtres étaient encore fermés [Thomas Jolly a pris la direction du Quai, centre dramatique national, à Angers, en janvier 2020, peu avant la fermeture des théâtres en mars], je me suis dit : après cette période, je veux absolument présenter une œuvre qui a des résonances fortes avec notre présent, mais qui ne soit ni austère ni sinistre dans sa forme. Une œuvre qui permette de retrouver de la beauté, du jeu, des images fortes... Et qui − d’autant plus que nous serons en pleine période électorale − nous incite à réfléchir sur ce que nous attendons d’un « pouvoir »... Et Le Dragon s’est imposé.


Il existe plusieurs traductions du texte, en as-tu choisi une en particulier ?


Je pars principalement de celle de Benno Besson qui est, à mon sens, la plus « jouante » : on sent qu’un travail de plateau a servi à finaliser le texte. Mais il s’agit d’une adaptation. J’ai donc travaillé avec une traductrice russe, Anna Ivantchik, pour aller rechercher quelques éléments dans la version originale.


La monstruosité est une thématique centrale de ton théâtre. Schwartz fait intervenir la figure d’un dragon à trois têtes pour montrer les conséquences d’un pouvoir autoritaire. Vois-tu la pièce comme le tableau d’une société gangrénée par la peur, où toute capacité de révolte a disparu ?


Ce qui est saisissant dans la pièce, c’est qu’il n’y a pas seulement un monstre mais une cité où tous les habitants sont, d’une manière ou d’une autre, atteints. Cette ville est, au fond, une « ménagerie » de monstres. Les élites sont corrompues − à commencer par le maire et son fils − et profitent de la peur justement pour asseoir leur pouvoir et en tirer des avantages, les courtisans sont en lutte d’influences et décérébrés, la bourgeoisie est là, cramponnée à ses privilèges, avec une pensée rance teintée d’intolérance, le peuple est apathique, n’a plus de discernement et se résout à tout...
Il est dit que, dans les temps anciens, le dragon a maté toute révolte par les flammes − et je pense que la scénographie tiendra compte de cette idée : il s’agit d’une ville morte, calcinée, figée dans les cendres. Mais il est dit aussi que la présence du dragon a des bons côtés : il a purifié l’eau du lac. On ne sait pas si ces récits sont une sorte de propagande qui se transmet au fil des générations. On ne sait pas si les gens s’en satisfont ou s’ils sont aveuglés. Tout est trouble. C’est ce qui m’a immédiatement séduit dans la pièce : Le Dragon n’est pas simplement un conte où s’opposent le bien et le mal. C’est beaucoup plus indistinct et donc plus intéressant.
Le mot « gangrène » que tu as utilisé, est juste : on est face à une société où l’horreur, l’infâme, la brutalité sont complètement digérés par tous ces gens. En cela réside le pire. Le dragon a cette réplique à la fois glaçante et politiquement prodigieuse : « Je les ai mutilés selon mes besoins. L’âme humaine est vivace. Coupe le corps d’un homme en deux, il crève ; mais si tu lui taillades l’âme, il ne meurt pas, il devient docile. » Cela fait froid dans le dos et, effectivement, ces gens ont l’âme tailladée, ils sont dociles face à l’invivable. Au fil du temps, quelques-uns ont même appris à tirer profit de la situation. Lancelot dit : « Ce dragon a rabougri votre âme, empoisonné votre sang et obscurci vos yeux ». Nous sommes là au cœur du sujet : un tyran, même s’il s’est d’abord imposé par la force, ne peut pas dominer et exploiter une société sans la collaboration plus ou moins consciente de cette société-même. C’est une philosophie politique extrêmement fine mais connue, dont parle La Boétie dans le Discours de la servitude volontaire. Ce que montre Schwartz, c’est que tout pouvoir qui s’impose − pas forcément d’ailleurs par la force des armes − a forcément besoin, pour asservir et oppresser une société durablement, de la collaboration servile ou de l’inconscience ou de la résignation d’une partie conséquente de ses membres. La pièce interroge la différence entre la liberté − incarnée, dans un premier temps, par Lancelot − et la servitude, volontaire ou involontaire, portée par les habitants.


Cette monstruosité protéiforme dont tu parles se développe d’autant plus dans le troisième acte...


Le rebondissement dans ce dernier acte est une idée de construction fantastique de Schwartz. La pièce fonctionne sur un archétype : l’arrivée de l’homme providentiel. Et effectivement, on assiste à la venue du chevalier qui va combattre le monstre et triompher. Mais ce qui est passionnant, c’est que Lancelot lui aussi va succomber. Il triomphe mais au prix de sa propre vie. Ce troisième acte est celui de la disparition à la fois du monstre et du héros. Schwartz nous dévoile alors la suite: le bourgmestre s’est attribué la victoire et il exerce le pouvoir avec la même violence, la même tyrannie... Or, dans le deuxième acte, au fil du combat, quand les têtes du dragon tombent une à une, on voit le peuple qui commence à peine à s’émanciper : tout à coup, les gens s’autorisent à parler, ils n’écoutent plus les nouvelles qui arrivent du palais, etc. On pourrait donc croire, espérer qu’une évolution se met en route face à l’immense bouleversement qu’est la mort du dragon. Mais non, on découvre par la suite que les codes comportementaux sont restés exactement identiques : les gens retombent dans les mêmes travers et le processus d’asservissement est reproduit − le système n’a pas changé.
Même les artisans qui incarnaient une forme de résistance cachée et ont armé Lancelot sont emprisonnés sans réelle opposition. Avec eux, il y avait une lueur d’espoir : le peuple semblait vouloir se réapproprier son destin. Mais une fois l’homme providentiel disparu, c’est le retour à la case départ.
Le Dragon est un conte vraiment macabre dans ce qu’il raconte de l’esprit humain. Dans son discours, à la fin, Elsa dit : « Je savais que Lancelot allait mourir pour rien. Il a tué le dragon et c’est pire qu’avant. Le dragon avait trois têtes, il en a cent, cent mille maintenant, toutes plus humaines les unes que les autres. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas voir vos vraies têtes, vos têtes de tigres, de chacals, de vautours, vos têtes de crocodiles et de serpents ? Avec des cœurs de pierre. »
Dans ce dernier acte, on voit que quand il n’y a plus de monstre comme l’est le dragon − qui crache des flammes, a des écailles, est d’emblée identifié −, c’est encore plus dangereux : un monstre politique n’est pas discernable au premier abord. Le bourgmestre qui semblait n’être, face à la terreur, qu’un profiteur bonhomme, ridicule, est devenu le nouveau dictateur. Et ce qui est saisissant ici, c’est que son fils, Henri, dont on devine qu’il lui succédera, est encore pire. Il est vraiment infâme, le digne fils de son père mais en plus sournois. C’est la génération suivante, qui fait tout à couvert, en cachette, de manière totalement fourbe. Comme si la monstruosité apprenait à se dissimuler au fur et à mesure des générations...
Quand le dragon disparaît, la monstruosité persiste. Elle se déplace dans d’autres corps, d’autres esprits. Mais ce qui est beau, c’est que l’héroïsme se déplace aussi. Ce qui s’incarnait en Lancelot, avec tous ses attributs − le titre de chevalier, son passé de vainqueur... − a disparu, on ne peut plus le distinguer non plus. Elsa est celle qui désormais incarne la conscience et qui reprend le flambeau. L’héroïsme comme la monstruosité sont des énergies, des flux et non des incarnations figées.


Peux-tu parler du personnage d’Elsa, justement, et de son parcours tel que tu l’envisages ?


Oui, c’est très important parce que, pour aller encore davantage dans ce déplacement de l’héroïsme que Schwartz propose, j’ai pris la décision de modifier la fin − ou plutôt de la couper en partie.
J’aime énormément la pièce, son écriture, sa construction. Je suis toujours très attentif au texte, à la moindre virgule. Schwartz utilise un principe notable, qui me plaît énormément : tous les éléments du conte figurent dans les deux premiers actes. Ensuite, après la mort de Lancelot et du dragon, tout est réaliste. Avec ce banquet sinistre − où le bourgmestre s’apprête à épouser Elsa exactement comme il était question qu’elle soit donnée en sacrifice au dragon − on est dans la chair de la pourriture humaine. Mais tout à coup, à la toute fin, Schwartz fait revenir Lancelot, qui est toujours invisible. Il va sauver la pauvre Elsa − qui sans l’homme ne pourrait pas s’en sortir seule ! Cette conclusion me semble datée, surannée. On retombe dans le conte, mais d’une manière presque caricaturale. Or, le parcours que Schwartz crée avant est beaucoup plus intéressant : Elsa, au départ, est comme tout le monde, résignée, elle accepte sa mort – elle est aveuglée. Ce qui est beau, c’est qu’elle va s’éveiller à sa propre conscience, son discernement et son ambition de révolte. Elle qui n’avait pas de réelle existence, au travers de cette aventure, va s’émanciper : elle menace le dragon, fustige la population... C’est ce que j’ai envie de mettre en avant. Ce n’est pas Lancelot qui va la sauver, elle peut s’en sortir d’elle-même, en a toutes les ressources désormais. Je trouve cela beaucoup plus cohérent avec son parcours. Cette dimension existe dans le texte, mais je veux l’accentuer : laisser Elsa conclure son propre destin. Dans Arlequin poli par l’amour de Marivaux, j’avais fait de même : le texte permet de finir de plusieurs façons et j’avais voulu aller vers le côté sombre de la conclusion. En faisant quelques coupes ou inversions, on peut mettre en évidence ce qui semble plus juste, ce qui correspond davantage à « aujourd’hui ». Ici, je n’aime pas le happy end, qui était souvent un passage forcé pour les écrivains mais qui vient lisser l’ensemble. Je veux que la fin du Dragon soit à la hauteur de la force politique que Schwartz développe dans son œuvre.


Mais je ne réécris rien, pas une ligne, et je veux être fidèle à l’esprit du texte. Je l’avoue, c’était tentant de faire d’Elsa un personnage comme dans Kill Bill : elle pourrait avoir envie d’exterminer tout le monde dans ce village... Mais la pièce est tout sauf manichéenne. Il y a cette parole magnifique du jardinier : « Prenez garde, en arrachant les mauvaises herbes, de ne pas nuire aux racines qui sont saines. Parce que si on y réfléchit, les gens, au fond, eux aussi, si ça se trouve, avec des plus et des moins, bien sûr, ils méritent beaucoup de soin. » Or, ce jardinier l’avoue : pour avoir le droit de vivre sa passion, il se sentait obligé d’offrir des fleurs au bourgmestre... Ce qui est tragique c’est que la population − donc, potentiellement, moi, vous, tout le monde − peut glisser, consciemment ou non, dans la servitude. La monstruosité est parfois un enchaînement de petits arrangements, de petits renoncements, de petites lâchetés... Il est important de faire entendre cette subtilité. Ce personnage du jardinier est terrible mais il est aussi porteur d’une lueur d’espoir.


D’autres personnages semblent conscients : parmi les humains, l’enfant, mais il y a aussi les animaux. Et il est également question de la nature. Comment veux-tu traiter cela ?


Oui, l’enfant est le seul humain qui n’est pas encore abîmé ! Et la nature a été pour moi une piste clé. Dans la pièce, le monde regarde les humains et pleure ses actions, ses méfaits. Toute la nature se eu accès au livre, en parle. Je veux commencer la pièce par cette évocation, sous forme de prologue, en voix-off. Lancelot dit : «À cinq années de marche d’ici, dans les montagnes noires, il y a une grande caverne. Et dans cette caverne, il y a un grand livre. Personne n’y touche, mais chaque jour il s’y remplit des pages et des pages. Qui est-ce qui écrit ? Le monde entier. Les montagnes et les herbes, les pierres, les arbres, les lacs et les rivières sont témoins de tout ce que font les hommes et tous les crimes, toutes les misères passent de branche en branche, de feuille en feuille, de goutte en goutte, de nuage en nuage, jusqu’à la grotte des montagnes noires, et le livre se remplit. Si ce livre n’existait pas, les arbres se dessècheraient d’horreur et les eaux deviendraient amères. »
J’aime l’idée que tout commence par la nature, dans la forêt. Et c’est aussi une plongée immédiate dans le conte.
Les animaux − par l’intermédiaire du chat − aident Lancelot en secret. Face au pouvoir des hommes, ils peuvent être blasés ou indifférents, mais jamais dociles. Quand, après le combat, personne n’a d’information sur la disparition de Lancelot et son éventuel retour, le maire voudrait les utiliser : les serpents, les oiseaux, ont-ils parlé ? Il y a cette nature qui n’est pas complice des humains, mais spectatrice − une spectatrice défaite, désespérée.


Comme tu le disais au tout début de cet entretien, tu aimes les œuvres qui te mettent au défi en tant que metteur en scène. Tu as souvent exploré la dimension fantastique avec tous les outils du théâtre, tout en gardant le texte et les acteurs au centre. Est-ce cette alchimie possible que tu as retrouvée dans Le Dragon ?


Absolument ! Dans cette pièce, je retrouve tous les matériaux que j’aime, toutes les promesses du théâtre que je défends : une grande histoire, avec des résonances contemporaines mais aussi universelles − sur l’asservissement du peuple, les méthodes plus ou moins subtiles de la tyrannie. Et, en plus, la possibilité de déployer les outils qui font la beauté du théâtre : la machinerie, la lumière, le son...
Pour le coup, la pièce me fait m’interroger parce qu’il y a de vrais challenges : un dragon à trois têtes, un tapis volant, un instrument qui joue seul, un chat qui parle... C’est un monde très onirique, fantastique, issu du conte. Et il y a une galerie de personnages, avec des caractéristiques très marquées, un travail immense à faire sur les silhouettes, les costumes...
La question de la machinerie, du déploiement scénographique, des effets, n’est pas à la mode. On voit bien davantage se développer le recours à la vidéo. Mais, pour ma part, je ne l’utilise pas. Alors il faut trouver des réponses scéniques à tout cela. Je pense que Le Dragon offre la possibilité d’une œuvre scénique totale : il y a du vol, du feu, de la perruque, du chapeau, des prothèses, de la marionnette, de la magie, du théâtre d’ombres...
Et il faut aussi parler d’une distribution conséquente, d’une bande d’actrices et d’acteurs dont l’engagement est essentiel. Je trouve important de maintenir sur les plateaux de belles distributions : ici, il y a quatorze acteurs et actrices. J’aime déployer un théâtre de texte, d’acteurs, de jeu, de scénographie, d’effets.
Je suis accompagné de ma dream team : Clément Mirguet compose la musique bande-son, Antoine Travert crée les lumières, Sylvette Dequest crée les costumes. J’ai toujours conçu les espaces de mes spectacles, mais là, je me suis rapproché du scénographe Bruno de Lavenère, avec qui j’ai déjà travaillé sur Macbeth Underworld [Opéra de Pascal Dusapin, livret de Frédéric Boyer, créé au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles le 20 septembre 2019].


En ce qui concerne le dragon, Schwartz m’aide beaucoup car il propose un traitement d’une habileté qui relève d’un grand dramaturge : on ne le voit pas dans son état de « bête ». Quand il se montre, il apparaît en humain. Du coup, cela peut être n’importe qui, n’importe quand, et il peut se glisser n’importe où. Cette idée de différentes incarnations proposée par l’auteur est très forte. Comme il est dit qu’il a trois têtes, il sera joué ici par deux acteurs et une actrice. Et plutôt que de les faire apparaître à tour de rôle comme c’est écrit, je songe à les entremêler parfois, les rendre présents simultanément, pour accentuer l’idée de piège : quand trois personnes t’entourent, tu es cerné en permanence par trois esprits, trois cerveaux, trois langues, trois façons de se saisir de toi.
Et, autre idée géniale de Schwartz : le combat se passe dans le ciel. Le dragon vole évidemment et Lancelot est sur un tapis volant, équipé d’un casque qui le rend invisible. C’est un principe shakespearien : les batailles n’ont pas lieu à vue. Ici, ce sont les villageois qui assistent au combat et nous le font vivre en direct. Mais il faut orchestrer cet envol sur le tapis, cette disparition de Lancelot, puis la chute des têtes, etc.


Pour finir, peux-tu parler de l’humour de Schwartz − car il y en a énormément dans la pièce ?


La pièce est à la fois très drôle et très sombre, acide. Mon sentiment est que tout est bâti sur le jeu des contrastes. Tout d’abord, il règne un climat terrible, glacé, d’une brutalité folle, qui est contrebalancé par l’apathie, la veulerie des citoyens. Et, au milieu de cela, l’humour peut surgir, allant même jusqu’au grotesque. Théâtralement, cela crée des contrastes passionnants, et je veux aller pleinement dans ce sens.
Par exemple, l’absence de la mère d’Elsa, la femme de Charlemagne, m’a beaucoup interrogé. Où est -elle ? Que lui est-il arrivé ? Je suis toujours attentif aux personnages absents. Pour ma part, je pense qu’elle s’est suicidée après avoir compris que sa fille allait être « choisie » par le dragon cette année-là. Charlemagne lui-même dit qu’il se tuera une fois que sa fille aura été emportée par le monstre. C’est une annonce horrible à entendre.


Mais, parallèlement à cela, il y a, dans ce même village, le bourgmestre, qui est totalement grotesque. C’est d’ailleurs vraiment intéressant qu’il devienne le monstre à la fin car il y a, je pense, dans les premiers temps, une sympathie forte pour ce personnage qui est certes vil, scélérat et corrompu mais suscite le rire justement parce qu’il est caricatural, on le trouve bonhomme. On perçoit sa bêtise, mais pas sa dangerosité. Il y a un jeu qui s’opère dans la pièce avec le public : « vous en avez ri, mais il ne fallait peut-être pas, car c’est maintenant lui qui a le pouvoir ».
Je trouve que Schwartz place l’humour à un endroit très juste : on rit mais avec sens, c’est ce que j’appelle un rire politique.


De même, Schwartz joue sur les notions d’égalité et de justice : quand Lancelot annonce qu’il va combattre le dragon, celui-ci débarque immédiatement chez Charlemagne et Elsa − il est omniscient, sait déjà tout. Il a sans doute dans l’idée de tuer Lancelot dans l’immédiat, mais Charlemagne − ce n’est pas un hasard s’il est archiviste, porteur de mémoire − lui rappelle une ancienne loi : en cas de duel contre le dragon, son ennemi doit être armé par la ville. Le lendemain, pour le combat, on fournit à Lancelot des «armes » qui n’en sont pas, qui sont ridicules. Le pourvoi en armes écrit dans la loi se fait, mais de manière faussée, hypocrite. On rit de la façon dont les promesses politiques sont non tenues ou biaisées. Cette scène est très drôle...


Et on peut rire aussi de ces horribles personnages qui se nomment « amies » d’Elsa et qui ont déjà tout programmé face à sa mort annoncée : elles pleureront pendant trois jours, puis passeront à autre chose. C’est une manière de dire que finalement, tant que cela arrive aux autres, on peut vivre avec, s’arrêter un instant, et continuer comme avant..


On est toujours dans une sorte d’effroi, mais on rit. Et ce n’est jamais gratuit – c’est en cela que je parle de rire politique. Et théâtralement, les contrastes créés par Schwartz sont passionnants à explorer.


  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 21 avril 2021
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