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Le Diable abandonné

+ d'infos sur le texte de Patrick Corillon
mise en scène Patrick Corillon

: Extraits

La Meuse obscure


Peut-on choisir de parler une autre langue que la sienne ?
Peut-on vraiment compter, rêver ou jurer dans une nouvelle langue ? L’avoir tellement en soi, que lorsqu’on est forcé de dire quelques mots dans sa langue d’origine, on le fait avec un accent étranger.
C’était cela, le sujet de ma maîtrise. Le titre : « L’arrachement à sa culture, du siècle des Lumières à nos jours. »
Pendant des mois, je suis allée chaque matin à la Biblio­thèque nationale. J’y consultais les manus­crits d’écrivains qui avaient aban­don­né leur langue maternelle. À part quelques chercheurs débutants, ma table d’étude était fréquentée par un personnage très discret qui, invariablement, restait plongé dans le même ouvrage. Les pages de son livre étaient pourtant si délavées que l’on ne pouvait plus lire le moindre mot. Un jour de beau temps, je profitai de notre seule présence à la table pour lui demander de quoi parlait son livre.
« De quelque chose qui, je crois, peut vous intéresser beaucoup, Mademoiselle. »
Il déplia un carton rabattu dans la couverture de son livre.


Oh, on dirait un petit théâtre de marionnettes !


Exactement, Mademoiselle, c’est une maquette du castelet du Théâtre de la Coquille. »


Son visage s’était glissé derrière le castelet de papier. Seule sa bouche apparaissait dans la fenêtre découpée. Instinctivement, et peut-être parce que je savais qu’il ne pouvait pas me voir, j’ai pris mon crayon. J’ai noté son histoire. Pendant trois jours. Trois jours de beau temps où, tandis que la ville entière se promenait dans les parcs, nous restions seuls à la Bibliothèque.
À la fin, la bouche m’a dit :
« Mademoiselle, permettez-moi une petite mise au point avant que nous nous séparions : cette histoire, vous l’avez notée sans me demander mon avis. Vous auriez pu simplement l’écouter ; de toute façon vous l’auriez retenue. Mais maintenant, elle est écrite de votre main. Tous les mots qui la composent vous appartiennent. Tous sans exception. Vous avez le reste de votre vie pour en mesurer les conséquences… »
Le Théâtre de la Coquille était un théâtre de marionnettes qui a vu le jour pendant la première guerre mondiale à Sérinan, un petit village lorrain en bord de Meuse.
Ce théâtre est né sur les cendres d’un autre, implanté dans le village depuis des générations et des générations.
Voilà comment cela s’est passé : au cours du terrible hiver 1915, il faisait tellement froid à Sérinan, que pour réchauffer les spectateurs transis par le gel, le montreur décida de brûler le castelet, puis les décors, puis toutes ses marionnettes, qui étaient taillées dans du chêne.


(...)


Avant de partir sur la route, le fils aurait bien voulu guetter un dernier signe du diable, mais le musée fermait ses portes et les visiteurs étaient priés de regagner la sortie.


Le fils se retrouva dans les rues sombres de Charleville. Il ne savait où aller ; aucune direction ne l’attirait. Alors, il se mit à tourner en rond en regardant ses pieds ; mais où qu’il aille, son lacet ne se dénouait pas. Il entra dans un café, un café des bas-fonds. Il se disait qu’il y rencontrerait peut-être un vieux marin qui lui parlerait de ses voyages et lui donnerait envie d’aller quelque part.
Le café était bondé, et l’ambiance surchauffée.
Un vieil homme vint vers lui en titubant, et lui renversa un verre sur l’épaule. Sans s’excuser, il fixa le fils droit dans les yeux. D’un seul coup, tout le monde se tut et regarda dans leur direction. — Ça y est, se dit le fils, c’est mon vieux marin, il va me raconter son histoire. Mais le vieux ne bougeait pas. Soudain, il dit froidement :
Donne-moi ton argent, fils !


Et tout le café partit dans un rire inquiétant.

Mais je n’ai rien sur moi, dit le fils, croyez-moi, je n’ai rien.


Donne-moi ton argent !, répéta le vieux tout en allumant son briquet.
Le fils s’aperçut alors que les effluves de ce que le vieux avait renversé sur son épaule, ce n’était pas du rhum, c’était de l’essence ! On voulait le faire flamber ! Le fils vit sa dernière heure arriver. Il sentit alors quelque chose d’incroyable se passer en lui. Des mots, un jaillissement de mots terribles, de mots qui dépassaient sa pensée, lui vinrent à l’esprit avec une facilité diabolique. Mais au plus profond de lui le fils se dit :


Je ne peux pas prononcer ces mots, je dois les garder pour moi, personne ne peut venir me les prendre ; sinon, c’est la mort assurée. Serrer les dents, serrer les dents, que le diable ne m’entende pas. Mais les mots continuaient de monter en lui.

Je resterai parmi vous. Vous me voyez disparaître dans les flammes, mais je resterai. Bientôt je ne serai plus qu’un tas de cendre, et vous resterez bouche ouverte devant les décombres ; et vos rires qui attisent maintenant les flammes soulèveront tout à l’heure mes cendres ; le nuage de mes cendres flottera vers vous et déposera ses particules dans vos bouches ouvertes.
Mes cendres se blottiront au fond de votre gorge. Au début vous ne sentirez rien, mais je serai bien là. Vous irez boire un verre à ma santé. Vous ouvrirez une bonne bouteille. Mais le vin n’aura plus le même goût. Quand vous boirez le premier verre, vous serez déjà en train d’espérer que le second verre vous rende le goût que vous attendiez. Quand vous boirez le second, vous serez déjà dans la mémoire du troisième. Mais jamais elle ne reviendra. Et vous boirez, vous boirez... mais sans jamais retrouver votre goût... Ce sera moi qui, blotti dans le fond de votre gorge, goûterai votre vin.
Et vous vivrez dans l’espoir que le verre que vous êtes en train de boire passe plus vite ; que le temps passe plus vite pour être déjà dans le suivant ; et le temps s’accélérera tellement, qu’à l’instant où je vous parle, vous vous trouvez déjà à l’heure de votre mort.


Tout le temps que ces paroles s’étaient agitées en lui, le fils n’avait pas desserré les dents ; il avait tout gardé pour lui. Personne n’avait pu lui prendre ses paroles. Le vieux lui, comme attiré par quelque chose de plus fort que lui, pencha des yeux effrayés sur le nœud inversé du lacet gauche du fils et, prudemment, éteignit son briquet.
Le fils en profita pour s’enfuir du café.
Il pouvait enfin respirer un air un peu plus frais.
Des oiseaux passaient dans le ciel, il décida d’aller dans leur direction.
Il les suivit dans les vergers.
Il les suivit à l’intérieur de la forêt.­­­­
Les oiseaux s’étaient agglutinés sur une branche, et commençaient à dévorer un objet qui y était déposé. C’était un livre. Le fils chassa les oiseaux et se précipita sur le livre. « LE GUIDE DE LA MEUSE OBSCURE »


(...)




La forêt des origines


«… Je ne crois pas aux ombres. Je ne crois qu’aux êtres réels, en chair et en os. Les ombres, ce n’est qu’une impression. Une bonne ou une mauvaise impression. Par exemple, moi je vis chaque seconde de ma vie en compagnie de quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un existe vraiment ; il se trouve à mon exact opposé sur la terre. C’est mon contrepoids. Si je vais dans un sens, il va dans l’autre. Nous nous maintenons en équilibre. Parfois c’est moi qui mène, parce que mes intentions sont plus fortes que les siennes, parfois c’est lui. Je le ressens comme une ombre, et lui doit me voir aussi comme cela. Mais nous sommes tous les deux réels. C’est la personne qui m’est la plus proche, et c’est la seule que je ne pourrai jamais rencontrer... »

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