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Le Début de quelque chose

+ d'infos sur l'adaptation de Myriam Marzouki ,
mise en scène Myriam Marzouki

: Entretien avec Myriam Marzouki

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Pourquoi avoir choisi une fiction non dramatique pour faire une oeuvre de théâtre?


Myriam Marzouki : Le choix de ce texte s’inscrit dans la ligne artistique de la Compagnie du dernier soir que je dirige depuis 2004, avec la mise en scène des Quasi-Monténégrins de Nathalie Quintane, première création de la compagnie. Ensuite, mis à part une incursion chez Georges Pérec et Francis Ponge, j’ai toujours travaillé sur des matériaux littéraires d’auteurs vivants qui ne sont pas au départ des auteurs dramatiques : Jean-Charles Massera, Patrick Ourednik, Véronique Pittolo, ou encore Emmanuelle Pireyre, qui a écrit un texte inédit pour la compagnie en 2011, et avec laquelle je travaillerai en 2014. Pour tous ces textes, il a été essentiel de faire des adaptations, que j’ai réalisées soit seule avec l’accord des auteurs, soit avec eux, parfois dans un aller-retour entre le plateau et l’écriture en cours. C’est ce travail dramaturgique qui me passionne car, en discussion avec les auteurs, il pose des questions fondamentales et actuelles : comment raconter une fiction sur scène aujourd’hui? Quels sont les nouveaux récits de notre époque? Quel statut pour les personnages? Quelle langue fait-on entendre sur le plateau? Toutes ces questions se retrouvent posées dans Le Début de quelque chose de Hugues Jallon que j’adapte à la scène pour le Festival d’Avignon. Je pense qu’il est essentiel que le théâtre fasse entendre les écritures d’aujourd’hui, les tentatives singulières et nouvelles de se saisir du présent.


Comment avez-vous sélectionné les extraits de textes qui constituent votre adaptation?


Avec l’auteur, nous avons respecté la construction du livre, mais nous avons aussi procédé à des ajustements : certains dialogues ont été réécrits pour leur donner une plus grande oralité; des parties ont été coupées parce qu’elles étaient trop narratives ou trop abstraites. Nous avons, par exemple, accordé une plus grande importance dramaturgique à un personnage de journaliste, qui n’était évoqué que brièvement dans le livre. Des séquences vont aussi s’inventer et s’écrire au plateau, en particulier dans la mise en relation des différentes écritures qui sont associées dans le spectacle : le travail chorégraphique, la création sonore, la création vidéo.


Quelle a été la genèse de votre adaptation du livre de Hugues Jallon, Le Début de quelque chose?


C’est un processus qui s’est déroulé en deux temps. Ce projet est d’abord né de mon envie, ancienne, d’un travail autour de la relation de l’Occident avec son dehors. Je voulais interroger cette relation entre l’Europe, sa rive méditerranéenne, et les régimes autoritaires qui existaient ou existent encore dans ces zones géographiques. C’est le contexte politique très récent qui a sans doute permis à ce projet de se concrétiser, car il y a, depuis 2011, une plus grande curiosité pour la rive sud de la Méditerranée, le monde arabe, en train de se reconstruire et de se reconfigurer. Cherchant la matière littéraire de mon spectacle, je me suis alors tournée vers le livre de Hugues Jallon paru début 2011. Même si aucun pays n’est véritablement identifiable dans le texte, je savais que l’auteur avait trouvé une de ses sources d’inspiration dans le paysage de la dictature tunisienne, dans l’histoire de ce pays qui est aussi le mien, et dans lequel j’ai grandi.


Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans cette oeuvre?


Comme tous les textes que j’ai mis en scène, Le Début de quelque chose articule une exigence poétique à une réflexion d’ordre politique. Il y a dans le texte de Hugues Jallon à la fois un dispositif littéraire de narration original et une analyse très fine d’un certain état politique. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est la manière dont le dispositif littéraire, en troublant les représentations communes, produit un horizon qui s’approche de l’anticipation. Dans le texte, il y a à la fois un étirement du temps et une confusion des espaces qui sont passionnants et difficiles à traiter sur scène, car ils permettent d’éviter la simple description ou dénonciation documentaire d’une situation sociopolitique.


Vous ne vous revendiquez donc pas du théâtre documentaire…


Pas tout à fait, puisque je pars toujours d’une oeuvre littéraire. Le Début de quelque chose est une oeuvre de fiction très particulière, qui m’a semblé être transposable au théâtre grâce à sa construction, mais cette adaptation à la scène pose des questions de dramaturgie et de mise en scène. Avec l’auteur, nous avons gardé, en la retravaillant, l’alternance entre les deux formes de discours qui structurent le livre. D’une part, deux voix qui pourraient être celles de deux «managers». D’autre part les voix de résidents qui séjournent dans un espace fermé. Il s’agit là d’une parole souvent chorale, collective, où s’expriment les pensées et affects de la classe moyenne occidentale. Le passage au plateau pose donc la question de l’incarnation de ces voix non assignées qui, dans le livre, ne correspondent pas à des singularités, encore moins à des personnages caractérisés. Ils sont traversés par des énoncés de notre époque, tels que les formes d’injonction contradictoire qui caractérisent le discours managérial et une certaine psychologie populaire. Faire passer à la scène un texte qui travaille sur le «nous», sur le groupe, pose des questions dramaturgiques et implique une direction d’acteur particulière.


Ces discours sont énoncés dans un cadre très particulier…


Il semble, au début, qu’on se trouve dans une résidence hôtelière ou un club de vacances, mais très vite on doute, on s’interroge sur ce lieu. Où est-on vraiment? Il y a, dans le texte, une sorte de parasitage de différents imaginaires sociaux, une confusion troublante d’espaces connus et identifiés. C’est sur ce trouble, cette inquiétude, que je travaille dans le spectacle. C’est aussi ce qui a été au coeur de la recherche scénographique : comment créer un espace scénique sans déterminer le fait que l’action se passe «quelque part»? Le récit se déroule dans un endroit fermé, où les résidents cherchent à se «reconstituer ». Les personnages veulent savoir «où ils en sont», se posent des questions sur leur couple, se préoccupent de leur besoin de repos, recherchent par-dessus tout le bonheur en ces temps d’angoisse politique généralisée.


Y a-t-il là une volonté de se mettre hors du monde?


Dans le texte, le monde réel – et sa violence – est un hors-champ qui ne pénètre dans le monde clos que par effraction. La question du hors-champ est essentielle dans la dramaturgie et pose beaucoup de questions, en particulier pour la création vidéo du spectacle. Je dis souvent aux comédiens que le texte travaille sur une sorte d’hypothèse quasiment scientifique qui pourrait s’énoncer comme suit : que se passe-t-il quand tout «s’améliore» d’un coup? À quoi rime, à quoi fait écho une expérience de sécession collective «réussie» – un lieu de repos hors de, à l’écart de l’Histoire? Je pense à ce petit texte de Michel Foucault Des espaces autres. Hétérotopies republié en 1984 dans les Dits et Écrits, et écrit en 1967, à Tunis. Parmi toutes ces hétérotopies, définies comme des lieux particuliers où se révèle quelque chose du fonctionnement réel de la société, il choisit comme exemples l’asile, les hôpitaux psychiatriques, mais aussi les cimetières, les villages de vacances polynésiens et les paillottes du Club Med de Djerba… Ce sont tous des lieux d’isolement, de clôture, de repli, durables ou temporaires. Je conçois donc la mise en scène du texte comme la mise en oeuvre d’une sorte d’expérience sociale à laquelle les spectateurs sont associés à la fois comme expérimentateurs et comme cobayes.


Le monde extérieur arrive aussi par des individus qui rejoignent, au fil du temps, le monde clos des résidents…


La perméabilité entre intérieur et extérieur est en effet évoquée par ces arrivées, mais d’une façon très elliptique. Le monde extérieur n’existe que par écho, il n’est jamais montré. Le spectacle raconte en quelque sorte une expérience qui va au bout de son potentiel morbide : la recherche d’un bonheur dépolitisé, d’une prise en charge totale, de la sécurité maximale, rappelle inévitablement le retour à l’enfance, le refus de la confrontation avec les dangers du monde et de l’Histoire. Je mets donc au coeur de la dramaturgie cette question du processus, de la lente contamination qui fait avancer le récit d’une manière très singulière.


Dans votre spectacle, il y aura des comédiens professionnels, mais aussi huit personnes que vous avez rencontréesaprès avoir travaillé en atelier au Théâtre du Fil de l’eau de Pantin. Pourquoi?


Dès que j’ai su que ce texte allait devenir la matière de mon prochain spectacle, j’ai eu envie que les voix de ces résidents s’incarnent sur le plateau. Or, ces résidents ne sont pas des personnages dans le livre, et il me semblait peu intéressant, voire faux, de passer par un travail d’interprétation, de construction de personnages. Les voix que Le Début de quelque chose fait entendre sont des voix anonymes de la société, de la classe moyenne occidentale. J’ai donc très vite voulu constituer un groupe qui serait comme un échantillon réel de la société et travailler à partir de cette présence réelle de ceux qui allaient incarner ce groupe sur scène. Je souhaite que ces résidents apparaissent sur le plateau dans un effet de miroir avec le public, qu’il y ait un effet de reconnaissance entre le public et les personnes présentes sur le plateau. D’autre part, la langue de Hugues Jallon, particulière, combine à la fois une grande précision de l’écriture et une grande économie de moyens. Il n’y a ni sophistication ni préciosité : le lexique est très simple et cela entraîne des énoncés qui expriment des «expériences pauvres». Il m’a paru juste de travailler sur cette absence de construction psychologique de personnages et aussi sur une absence de virtuosité, en m’appuyant sur des présences différentes, et en les mettant en avant. Il y aura des corps différents, des gens d’âges différents. Parmi ces interprètes amateurs, il y a un artiste-peintre en bâtiment, une technicienne automobile, un enseignant… Par ailleurs, j’avais aussi envie d’un travail de création qui se partagerait sur un long terme, en amont des répétitions avec les acteurs professionnels, de partager une aventure humaine autour des questions posées par le texte. Cette démarche correspond vraiment à ce spectacle en particulier, à cette écriture-là – l’association professionnels et amateurs ne se justifie évidemment pas pour tous les textes. Mais compte tenu de ce que raconte le texte, l’aventure de la rencontre entre interprètes professionnels et amateurs a un sens politique fort et une justification esthétique précise.


Vous portez un grand intérêt à la présence physique de vos interprètes. Mènerez-vous un travail chorégraphique spécifique avec eux?


Il y a plusieurs langages qui participent à la dramaturgie. Je collabore avec le chorégraphe Radhouane El Meddeb, également interprète dans le spectacle, afin de traiter ces états de corps particuliers qui se transforment tout au long du spectacle. C’est cette évolution d’un groupe dans un espace clos qui appelait un regard chorégraphique, la sensibilité à ce que dit un corps en deçà des mots. Il y a également un travail de création sonore qui contribue à faire vivre l’étrangeté de cette résidence. Enfin, la scénographie inclut une création vidéo qui ne créera aucune image redondante avec celles contenues dans le texte lui-même. Nous réfléchissons à des images de sensations et de perceptions, des «images affect» selon Gilles Deleuze. Sur le plateau, nous souhaitons accentuer les sensations de torpeur, d’étrangeté et de peur. Ce ne seront pas des images qui montreront ce qui se passe à l’extérieur, car le dehors reste hors-champ.


Vous évoquez Foucault, Deleuze, est-ce parce que vous êtes philosophe de formation?


Sans doute, mais j’ai toujours pratiqué le théâtre et la philosophie de front. J’ai étudié la philosophie à l’École normale supérieure, passé l’agrégation, avant de devenir élève à l’École du Théâtre national de Chaillot. Comme comédienne, j’ai participé à de nombreux spectacles dans le cadre du Théâtre universitaire, puis j’ai fait le choix de me consacrer à la mise en scène tout en enseignant. Ce parcours et ces choix expliquent peut-être mon désir de travailler sur des textes réputés «inclassables» pour faire du théâtre, des textes «à la marge», à la lisière entre fiction et théorie, entre poésie et roman. Je pense à Patrik Ourednik, Nathalie Quintane, Olivier Cadiot, Christophe Fiat, Daniel Foucard, Emmanuelle Pireyre ou Hugues Jallon. Il y a bien des manières d’entrer dans la fiction. C’est pourquoi je crois qu’aujourd’hui, écrire pour le théâtre, ce n’est pas seulement écrire une pièce de théâtre.

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