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Le Cid

+ d'infos sur le texte de Pierre Corneille
mise en scène Yves Beaunesne

: Présentation

Le placenta de Corneille

L’histoire est connue : Rodrigue et Chimène sont amoureux. Mais le bonheur est fugace, seul le malheur traîne. Les deux pères se disputent et Rodrigue tue celui de Chimène pour venger l’honneur du sien. La belle réclame au Roi la tête de son amoureux. Rodrigue transgresse l’ordre militaire et revient couvert de gloire, nanti du titre de «Cid». Sa victoire sur les Maures oblige son roi au pardon mais ne change rien à la détermination de Chimène.


Toute l’action du Cid est sous-tendue par un puissant conflit moral, le célèbre dilemme cornélien qui fait s’affronter dans l’esprit des principaux personnages deux valeurs majeures, deux impérieuses postulations : l’honneur et l’amour. Ces affrontements forment le principal obstacle à l’amour pourtant bien réciproque de Rodrigue et Chimène. Ce conflit de valeurs, puisque tout intérieur, nécessite d’être tranché par les personnages eux-mêmes. Ce n’est qu’en consentant à l’inacceptable qu’ils écriront et abandonneront la lutte, et c’est là que réside l’incommensurable contemporanéité de la pièce : c’est dans l’abandon que commence à se lever ce qui nous constitue chacun personnellement.


J’aime l’idée d’un Cid paralysé à l’idée de devoir combattre le père de Chimène, le Comte de Gormas, mais qui finit par y aller, entièrement soumis à son propre père tout-puissant. En tuant le Comte, il franchit d’un coup la barrière de l’âge adulte sans devenir insensible pour autant. Car même après son retour de guerre victorieux, on le sent troublé par cette mort qu’il a semée et hanté par des souvenirs atroces, même s’il est grisé par le récit de ses exploits et son statut de héros.


C’est un jeune homme vrai, humain, pétri de doutes et d’hésitations. Et par là, finalement, vraiment héroïque. Corneille lui a choisi la grâce plutôt que la force. Car seul un imbécile ne demande pas le pardon. Il faut avoir le courage de le faire pour devenir un homme libre. L’homme le plus courageux de l’univers est celui qui, dans un conflit, baisse les armes en premier. Il ne faut pas attendre d’être vainqueur pour devenir humain, ce sera trop tard. La guerre la plus dure est la guerre à mener contre soi-même. Il faut arriver à se désarmer. A se désarmer de la volonté d’avoir raison. Et le Cid aime d’abord la vie, c’est un jeune homme qui sent qu’après une belle frayeur, l’air est plus frais, le gin tonic meilleur, les femmes encore plus belles.
Chimène et lui étaient des enfants qui n’avaient pas supporté l’enterrement de leur jeunesse. Ils avaient voulu continuer à rêver, même quand la réalité avait fracassé leurs rêves. Ils vont retourner la table et ne se soucieront pas de savoir s’il y a de la vaisselle dessus. S’il le faut, ils mangeront le placenta de Corneille. Dans une solitude neigeuse. Pauvre petit bout de ciment de Cid, tu n’avais jamais rencontré la mosaïque de Chimène ! Mais vous allez vous adorer parce que personne n’a osé vous présenter et parce que vous êtes chacun l’histoire à l’envers de l’autre. Le Cid, c’est d’abord une lutte de générations et l’histoire de deux jeunes gens face aux héritages, aux lois sociales, aux codes familiaux, face à leur histoire.


Comment ne pas évacuer les contraintes de l’âge baroque, cette antichambre de l’ère classique, et la convention inhérente ? Car si l’on meurt en coulisses, c’est pour qu’aient lieu les récits de ces combats. Et si l’alexandrin est un corset, une armure même, c’est pour mieux garantir la posture héroïque qui fait de la psychologie mais dénit durablement un code de l’honneur qui pourrait s’appeler aujourd’hui la loyauté ou le courage. Je trouve ça d’avant-garde, de conserver quelque chose de soi-disant désuet. On disait autrefois : “La sauce fait passer le poisson.” Il faut renverser les termes de cet axiome et dire que le poisson fait passer la sauce, une petite sauce, courte, aqueuse, sans souci de ménager notre canal cholédoque. Quand on dort avec un chat, on attrape ses puces.


Les dentistes le savent bien : la musique adoucit l’extraction. Mozart en divin pansement acoustique, c’est scientifiquement prouvé. Depuis Mozart, je n’existe plus que par les oreilles, par ce sens du dehors et par ce sens de l’événement qu’il partage avec Corneille. C’est là ma coda : quand tout s’effiloche, sombre dans l’oubli, restent les échos bienfaiteurs des premières mélodies. S’il faut éviter d’être coincé entre le respect béat et la subversion bébête, il faut décoller de la tradition, la revivifier pour, ensuite, retrouver la narration. La modernité du théâtre français passe par des retrouvailles avec son passé, son avenir commence là où il cesse d’oublier le passé.


L’exaltation de la fête dans ce qu’elle a de premier et d’essentiel, la bravoure à l’état brut, le courage naturel, cela aussi, c’est le chant profond des Espagnes que crie l’alexandrin, son désir d’impossible, et je plains quiconque ne l’entend pas. Hemingway, qui a bien connu l’Espagne et parle magnifiquement de la tauromachie, m’a donné une immédiate et grande leçon : la nouveauté du passé. Le temps « circule comme les courants marins, où tout converge et se rejoint », dit Carlos Fuentes.
Corneille est toujours ingénieux, souvent génial, parfois gênant. Je voudrais sonder son art de la dramaturgie en éclairant ce qui se joue dans l’ombre de sa main gauche. Ses pièces sont comme les poissons. Si l’on veut attraper un petit poisson, on peut rester près de la surface de l’eau. Mais si l’on descend plus en profondeur, on ressent l’invitation à plonger dans une des rivières artistiques les plus étranges des quarante dernières décennies. Corneille savait que la démonstration tue l’œuvre d’art et qu’il y aura toujours plus de vérité dans la subtilité. Une œuvre de fiction sera toujours plus vraie et plus efficace qu’un essai ou une interview. C’est un guérillero de l’imagination qui s’est servi de Mocedades del Cid de Guillen de Castro, mais lorsqu’il peignait la copie, elle était indiscutablement plus belle et folle après, il savait faire tourner un matériau méprisé dans la lumière afin qu’il fut beau.


Il faut se souvenir que la première version du Cid était une tragi-comédie, une saga faite de chair, de sang, de rires, de pleurs, de jalousie, de passion. Le théâtre, c’est une larme et un sourire. Avec Le Cid, c’est un torrent de larmes et un rire tonitruant.


Composé en 1636, Le Cid est joué pour la première fois probablement le 16 janvier 1637. J’ai choisi la version de 1637, avec un alexandrin cornélien de la jeunesse, fougueux, archaïque parfois mais qui ne manque certes pas de cœur ni du bel air de l’innocence intrépide, pour donner toute sa place au génial artifice et à la puissance vitale hors norme de cette langue et partager avec le public une expérience physique, rythmique et, in ne, dramatique. On n’imagine pas le trapéziste sans le porteur : les alexandrins cornéliens sont un sport circassien où l’émotion ne trouve son compte qu’à force d’abandon.

Yves Beaunesne

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