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Le Chagrin des ogres

+ d'infos sur le texte de Fabrice Murgia
mise en scène Fabrice Murgia

: Exprimer un état d’esprit

Entretien avec Fabrice Murgia

Propos recueillis par Nancy Delhalle.
Alternatives Théâtrales, n°100.


Alternatives Théâtrales : A travers les projets auxquels vous avez participé comme acteur, vous vous situez dans une certaine lignée de théâtre, un théâtre qui inscrit au coeur de la pratique un rapport engagé au monde. Pour le Festival de Liège, vous préparez Le Chagrin des Ogres pour lequel vous élaborez un texte et assumerez la mise en scène. Quelle est la genèse de ce projet ?


FM : La genèse du Chagrin des Ogres remonte à l’édition 2007 du Festival de Liège, lors d’un travail avec Jan- Christoph Göckel. Thomas Ostermeier était venu chapeauter un travail avec quatre étudiants en mise en scène de la Ernst-Büch sur des textes de Martin Crimp. Je travaillais la pièce Face au mur et je me suis lié d’amitié avec Jan-Christoph, un des quatre étudiants berlinois, aujourd’hui metteur en scène associé à la Schaubühne. Pour ce travail, Jan m’a demandé de travailler à partir du blog de Bastian Bosse qui, en novembre 2006, avait commis une fusillade dans son école. Nous étions en février 2007, c’était donc récent. Ensemble, nous avons traduit ce blog. La semaine suivante, j’ai vu le spectacle de Lars Norèn, Le 20 novembre, où Anne Tismer jouait le blog de Bastian. La matière m’intéressait et j’ai voulu m’y confronter, donner ma vision de cela. J’ai ensuite réuni trois comédiens, un vidéaste, un musicien et je leur ai demandé d’amener leur carnet de jeunesse. Il y avait beaucoup de liens avec ce blog de Bastian, et la question de savoir pourquoi, chez lui, cela a dévié m’a intéressé. La matière est donc assez générationnelle.


AT : Cet te pr i se en compte de la dimens ion générationnelle revient à plusieurs reprises dans vos propos. Pouvez-vous expliciter ce qu’elle recouvre ?


FM : Je veux restituer une oeuvre sensorielle autour des témoignages d’un jeune homme et d’une jeune femme, arrivant à un cap de leur vie, dans une certaine époque qui est la nôtre. Ce sont des sons, des images de notre enfance. Je ne livre pas de noms, pas de dénonciation directe.


AT : Pouvez-vous expliciter cette réserve, cette précision ?


FM : Ce qui reste pour moi l’élément le plus politique au théâtre, c’est la forme. Dans son blog, Bastian Bosse dit qu’il est au camping, il parle de choses plus ou moins futiles, mais c’est entre les lignes que cela se joue. Je ne peux pas isoler un agresseur direct avec ce spectacle, je préfère larguer un état d’esprit sur le plateau, un cauchemar. Je réécrit sur ces faits divers car ils stigmatisent une jeunesse qui est la mienne. Le Chagrin des Ogres, c’est l’histoire d’une journée au cours de laquelle des enfants vont cesser d’être des enfants. Je ne trouve pas que mon spectacle soit «politique». En fin de compte, il l’est, mais ma démarche pour le faire n’est pas du tout politique. J’ai vingt-cinq ans et c’est ma façon à moi d’enterrer mon enfance. Le spectacle parle de ça, ce sont des testaments d’enfants.


AT : Vous entrelacez la réflexion sur le politique, que vous placez un peu en retrait, et la question du réel qui semble constamment problématisée. Ainsi, vous partez de faits divers dont vous dites, dans le même temps, qu’ils sont presque notre quotidien, notre vécu. Pourquoi assimiler cette réalité-là à LA réalité ?


FM : On ne peut pas enlever aux spectateurs le réflexe de se dire « ça existe ». Les téléfilms racoleurs précisent en général qu’ils sont inspirés d’une histoire vraie, cela fait bien. Moi, j’ai besoin de cette accroche au réel, la plus crue possible, pour après, créer un envol plus onirique. L’onirique est justifié si on se reconnaît dans ce monde-là. Mais, de manière plus diffuse, le spectacle parle aussi du problème actuel du rapport à la réalité, au concret des choses. C’est pour cela que j’avais envie d’une dimension documentaire. Un personnage au début du spectacle explique que rien n’est réel ou plutôt que “tout ce qui peut être imaginé est réel”, comme disait Picasso. A travers le style de jeu, l’agencement des séquences, l’atmosphère, et l’énergie de la création, on comprend qu’un matériau brut a été utilisé. Cette fable onirique doit transpirer le vécu.


AT : Qu’en est-il de l’onirisme ? Est-il créé à partir de votre univers ?


FM : J’ai pensé que le dernier espace de liberté était l’imaginaire et j’ai pris des éléments dont Bastian parle, des images de son enfance par exemple, pour lui créer un monde imaginaire qui d’un point de vue documentaire n’était pas le sien.


AT : Vous postulez donc que le théâtre va mener «ailleurs». Le travail s’écarte de la dimension documentaire, il ne fait pas que montrer. Il crée autre chose.


FM : Le spectacle est conçu en trois parties et va du plus cru au plus onirique. On entre dans une folie, une perte de contact avec la réalité quand Bastian part dans l’école pour buter tout le monde. On fait du théâtre – et non un documentaire – pour pouvoir raconter une histoire et associer l’idée de conte. On va chercher le réel, et pas forcément le réalisme. On enlève tout artifice pour ne garder que la substance “vérité”. Je ne veux pas que les comédiens “jouent à faire” du théâtre. Je travaille avec les comédiens dans l’idée qu’ils désapprennent ce qu’ils ont appris à l’école. L’artifice ne m’intéresse pas. Certes, tous les comédiens ont un micro mais cela est moins artificiel que de devoir parler sans micro pour être entendu au dernier rang du public. Bien sûr la voix métallique et amplifiée ou le câble sont artificiels mais je fais plutôt référence aux énergies. Mon souhait est que chacun se reconnaisse dans le spectacle, même à des degrés de lecture différents en fonction des générations, par exemple. Ce dont je me souviens de mes 17-18 ans peut résonner avec les 18 ans de mes parents, les 18 ans de mes grands-parents et les 18 ans des jeunes d’aujourd’hui. Le spectacle ne cible pas spécifiquement les adolescents, ni leurs parents, il s’adresse à la part d’enfance qui s’est retranchée derrière notre cerveau, étouffée par les règles qui conditionne notre comportement adulte et responsable.


AT : Quelle place occupe le public dans votre démarche ?


FM : Il me paraît important que le public baigne dans l’atmosphère qu’on lui propose. Il doit être englobé dans ces images car la perception en fonction de l’âge est un fondement du spectacle. Il s’agit d’un “espace mental”. C’est un terme souvent utilisé. Je ne sais pas ce que le terme “espace mental” signifie pour les autres créateurs, mais à mon sens il implique que tout le plateau ne renvoie pas à ce qu’il y a physiquement dans la tête de ces deux personnages mais plutôt que ce qu’on entend et ce qu’on voit renvoie à leur perception de la situation.
Par exemple, si ces personnages entendent un coup frappé sur une table dix fois plus fort, il faut que le public l’entende dix fois plus fort.


AT : Comment composer avec le pouvoir de fascination qu’exerce immanquablement l’image filmée ?


FM : Il y aura la captation directe à laquelle viendront se mêler d’autres images. La vidéo n’est jamais un écran vide qu’on remplit, je ne la conçois que de manière interactive avec le plateau et dans le sens de la narration. L’image captée est déformée comme pourrait l’être un son. C’est le fruit de multiples étapes de travail uniquement centrée sur le travail de l’image que nous ont permis de réaliser Théâtre&Public, le Festival de Liège et le Groupov. La vidéo est fondue dans l’image théâtrale. La vidéo, c’est de la lumière qui bouge.


AT : Comment réfléchissez-vous ce rapport vivant-médiatisé ?


FM : L’idée qui sous-tend le spectacle est que notre mode de vie occidental nous inflige une overdose d’images, ce qui affecte nos rapports sociaux normaux. Ainsi, par exemple, les nouveaux médias affectent ma tendance naturelle à m’intéresser aux faits divers, notamment pour me rassurer, ou plutôt pour me situer par rapport à une “norme”. Dans le cas de Bastian ou d’autres school shootings, l’influence des jeux vidéos est bien connue, je n’en parle donc pas dans le spectacle. On ne traite pas directement d’une confusion entre la réalité et les images dont nous sommes bombardés, mais plutôt de la manière dont notre imaginaire, dernier espace de liberté à mon sens, a été conçu par ces mêmes images.


AT : Vous dites qu’il faut s’adresser d’abord aux sens du public. Mais il s’agit donc d’autres sens que la vue et les vecteurs de la fascination ? FM : J’essaye de m’adresser aux sens pour dépasser ce stade intellectuel où il s’agit de comprendre. Une majorité du public vient au théâtre aujourd’hui pour se rassurer intellectuellement, pour reconnaître sa culture. J’essaie de toucher derrière le cerveau pour qu’après, ça revienne.


AT : Dans quel sens dès lors ce spectacle serait-il politique ?


FM : On y donne deux perceptions jeunes qui sont très représentatives, comme le sont souvent les folies meurtrières, d’un malaise social. Il me semble que des après-spectacles sont nécessaires. Il faut des animations sur le suicide, notamment. Car le spectacle parle de la famille, de la potentialité du suicide, de ses conséquences. C’est un rendez-vous entre un public de théâtre et une certaine jeunesse qui le regarde.


Nous sommes englués dans une situation qui nous agresse le cerveau. Il y a aussi une culpabilité occidentale liée à une incapacité de se révolter. Rien n’est concret. Quand nous manifestions contre les offensives américaines en Irak, nous ne pensions pas réellement que nous pouvions “arrêter” la guerre, au sens concret du terme, contrairement à nos parents quelques années plus tôt. Nos possibilités de révolte ne sont plus vraiment les mêmes. Aujourd’hui, il ne s’agit pas pour moi de changer le monde, mais de faire transmettre la conscience à une certaine jeunesse que le monde a besoin d’être changé, c’est-à-dire plus concrètement de rendre évident que le capital et l’individu ne peuvent pas être les valeurs fondatrices d’un système viable. On n’invente pas un système, on exprime un état d’esprit.

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